Milo Manara

Manara sur Wikipedia

interview réalisée en 2005

Bibliographie:

- Le Déclic
- Le parfum de l'invisible
- Courts métrages
- Candide caméra
- Rendez-vous fatal
- Le Kama-Sutra
- La bête
- Le piège
- L'homme de papier
- L'homme des neiges
- Révolution
- La modèle
- Gulliverana
- Piranèse, la planète prison
- Les Femmes de Manara
- Les aventures de Giuseppe Bergman
- Voyage à Tulum (Avec Federico Fellini)
- Le voyage de G. Mastorna (Avec Federico Fellini)
- Un été indien (Avec Hugo Pratt)
- El Gaucho(Avec Hugo Pratt)
- Borgia (Avec Alexandro Jodorowsky)
- Le songe d'Oengus (Avec Giordano Berti)
- L'Art de la fessée (Avec Jean-Pierre Enard)

Traduction de l'italien : Elio Lucantonio

A partir de quel âge avez-vous commencé à dessiner assidûment ?

Je pense avoir toujours voulu dessiner. Je crois que la différence entre les personnes qui savent dessiner et celles qui ne savent pas dessiner se joue lors de la prime enfance. A cet âge là, les enfants dessinent tous de la même manière. Mais la plupart des enfants abandonnent très vite. Ceux qui continuent deviennent bons. Je fais parti de ceux qui ont toujours continuellement dessiné. Comme tous les enfants, j'étais fasciné par les images. J'essayais toujours de les reproduire. Ma mère racontait qu'elle devait me chasser de la maison avec le balai, car j'aurais continué de dessiner indéfiniment.

Lorsque vous étiez un enfant, lisiez-vous déjà des Bandes Dessinées ?

Non, aucune. Elles étaient interdites chez moi. Ma mère était une institutrice et elle considérait que les Bandes Dessinées nuisaient à la qualité d'une bonne éducation. Auparavant les gens pensaient que les Bandes Dessinées enlevaient le goût de la lecture aux enfants car elles contenaient de nombreuses images. Aujourd'hui, il me semble que c'est tout le contraire. Nous vivons dans un monde où les images sont omniprésentes. Nous communiquons toujours davantage au travers des images. Les Bandes Dessinées font parties des rares choses dans notre société où les enfants on encore l'occasion de pouvoir lire.

Pourquoi avez-vous choisi de commencer par la Bande Dessinée érotique ? N'avez-vous pas eu peur d'être catalogué ?

Nous vivons dans une civilisation où tout doit être catalogué. Si on ne te catalogue pas d'une manière, on te cataloguera d'une autre. Il est quasiment impossible d'y échapper. Par conséquent, cela ne m'a jamais vraiment préoccupé. En réalité, lorsque j'ai terminé le lycée artistique j'étais jeune, je n'avais jamais appris à dessiner pour des Bandes Dessinées et j'avais à cette époque des capacités limitées. Par conséquent, j'ai commencé par la Bande Dessinée érotique car se sont les seuls éditeurs qui m'ont rapidement donné du travail. Cela m'a permis de gagner ma vie et d'apprendre mon métier. Ensuite, lorsque je suis devenu un meilleur dessinateur, j'ai commencé à travailler pour d'autres journaux comme par exemple IL CORRIERE DEI RAGAZZI qui n'avait aucune connotation érotique.

Quelles ont été vos principales influences en matière de Bande Dessinée ?

Avant tout, je dois citer Jean-Claude Forest. Auparavant, je n'avais jamais pensé dessiner un jour pour des Bandes Dessinées. Je travaillais comme peintre et avec un sculpteur. Grâce à la femme du sculpteur, qui était française, j'ai découvert BARBARELLA de Forest. Ce fut un choc et à partir de là, j'ai commencé à m'intéresser aux Bandes Dessinées. Ensuite, j'ai été marqué par les ?uvres de Guy Bellet, Guido Crepax et Hugo Pratt. Plus tard, j'ai été fortement impressionné par la bombe Moebius. Et puis, il y a tous les autres, car on apprend toujours des choses de tout le monde.

En moyenne, combien de temps passez-vous pour réaliser une planche ?

Je fais en moyenne dix planches par mois. Lorsque je fais moi-même la couleur, comme pour LES BORGIA, je fais environ 6 à 7 planches par mois. Selon vous quel est l'apport du Noir et Blanc dans une Bande Dessinée ? J'aime beaucoup le noir et blanc. Pour LES BORGIA, j'ai moi-même réalisé les couleurs car les sources iconographiques que j'avais à ma disposition provenaient essentiellement de la Renaissance italienne. J'avais envie de reparcourir cette voie. D'une manière générale, je crois énormément dans le potentiel de la Bande Dessinée en noir et blanc. Aujourd'hui, la Bande Dessinée ne doit pas chercher à rentrer en concurrence avec le cinéma. La Bande Dessinée n'est plus le seul medium où l'on peut créer les mondes les plus incroyables. Grâce aux effets numériques, le cinéma peut également créer ou recréer tous les univers. Mais le Neuvième Art a encore la possibilité d'avoir une place importante dans notre société grâce à la Bande Dessinée en noir et blanc réalisée avec de faibles coûts de productions. Les Mangas ont prouvé, que même avec ce type d'économie, ils pouvaient êtres diffusés à des millions d'exemplaires au Japon. La réussite des mangas peut être une voie très intéressante à suivre.

Quels sont vos principaux souvenirs d'Hugo Pratt ?

Lors de notre première rencontre j'étais très intimidé. Pour moi, c'était un monument. Mais le fait d'être tout les deux vénitiens et de parler le même dialecte nous a vite rapproché. Avec Hugo Pratt, nous étions liés par une amitié fraternelle. Nous étions également très intimes. Mes plus beaux souvenirs sont, sans doute, les deux Bandes Dessinées que nous avons faites ensemble. Travailler avec une personne crée une complicité qui va au-delà de la simple amitié et, en même temps, être l'ami d'une personne avec laquelle vous travaillez facilite énormément les choses. Hugo Pratt était quelqu'un de très drôle avec qui ont riait beaucoup. Je me souviens également que lorsque nous travaillions ensemble, à un certain moment, il prenait sa guitare et commencé à chanter des tangos. De plus, travailler avec lui a été pour moi une véritable école. Je suis également très orgueilleux d'avoir été le seul dessinateur avec lequel il ait travaillé.

Quels types d'indications vous a-t-il donné lors de vos collaborations ?

Lors de nos deux collaborations, il m'a laissé une grande liberté. Parfois dans les scenarii qu'il écrivait à la main, il ajoutait des croquis ou des dessins pour me faire comprendre certaines choses. Par exemple, lorsque j'ai dessiné EL GAUCHO il me faisait des dessins pour m'aider à comprendre les us et coutumes des gauchos argentin qu'il connaissait très bien. Il était également très précis sur les uniformes militaires. Par exemple, il m'a dessiné avec exactitude l'uniforme de la marine américaine à l'époque des gauchos. Il enrichissait de cette manière ces scénarii. Mais ce sont les seuls indications qu'il me donnait.

Pouvez-vous nous parler de votre collaboration avec Federico Fellini ?

Fellini était un véritable monument ambulant. Se promener avec lui c'était comme se promener avec l'histoire du cinéma. Travailler avec lui, cela a été une école énorme. Contrairement à Hugo Pratt, Fellini ne me laissait aucune liberté. La réalisation, les lumières et même le découpage des pages m'étaient imposés par Fellini. Il faisait des storyboards très précis. Je commençais par faire un dessin au brouillon. Si cela ne lui convenait pas je devais le corriger jusqu'à ce qu'il obtienne ce qu'il voulait.

Comment est né le projet des BORGIA avec Jodorowsky ?

Jodorowsky avait cette idée depuis très longtemps. Il connait très bien le sujet. Il avait écrit une pièce de théâtre sur LES BORGIA. Il a même longtemps songé faire un film sur cet argument. C'est Jodorowsky et l'éditeur qui m'ont proposé de travailler sur LES BORGIA. À cette époque, j'étais très éprouvé par le décès d'Hugo Pratt. Je n'avais pas vraiment l'esprit pour développer un projet personnel. J'ai considéré que cela pouvait être plaisant de travailler sur un projet qui provenait d'une autre personne. De plus, j'étais très content de pouvoir collaborer avec Jodorowsky et de travailler sur un sujet qui m'a toujours grandement intéressé. En outre, j'aime beaucoup la fin de la Renaissance car toutes mes idoles sont issues de cette période. J'adore notamment Botticelli et Raphaël. Tous ces grands peintres italiens vous ont-ils influencés pour les dessins ? Oui, bien sur. J'ai découvert tardivement l'univers de la Bande Dessinée. J'ai commencé à travailler sur des Bandes Dessinées à partir de vingt ans. Auparavant, je n'en avais même jamais lu. Par conséquent, ma manière de dessiner est davantage influencée par Botticelli que par les écoles américaines, françaises ou belges de Bandes Dessinées. En outre, hormis Piranesi, nous n'avons jamais eu en Italie de grands dessinateurs. Nous n'avons pas eu de Dürer, Gustave Doré ou Rembrandt. Nous avons seulement eu des peintres.

"Seulement" (rires)...

C'est juste une façon de parler (rires). Raphaël ou Michel-Ange étaient de grands dessinateurs mais c'étaient des dessins préparatoires afin de réaliser des fresques.

Et Leonard De Vinci ?

Leonard de Vinci était également un excellent dessinateur. Mais c'était surtout des dessins techniques. Lui aussi faisait des dessins préparatoires avant de peindre ses tableaux.

Que pensiez-vous de Jodorowsky avant de travailler avec lui ?

Je connaissais ses films. Ils m'avaient énormément impressionnés à l'époque de leurs sorties. Par la suite, j'ai lu les Bandes Dessinées qu'il a écrits. Je trouvais que ses scénarii étaient fantastiques. Mais lors de certaines discussions avec Moebius, il m'avait semblé comprendre que Jodorowsky racontait ses histoires plus qu'il ne les écrivait. Cela me laissait perplexe. Mais lorsqu'il m'a proposé LES BORGIA, j'ai été convaincu que nous pourrions travailler ensemble d'une manière qui me conviendrait. En effet, contrairement a ses scénarii de science-fiction, les BORGIA est une histoire célèbre dont les événements se sont réellement déroulés.

Comment s'est déroulé votre collaboration ? Vous a-t-il donné des indications ?

Il m'a un peu décrit les personnages, leurs caractères. Il ne m'a donné aucune indication visuelle car c'est une période dont nous avons de nombreuses sources iconographiques. Il existe de nombreux portraits des Borgia, des Machiavels et de quasiment tous les personnages qui interviennent dans cette Bande Dessiné. Par exemple, Pinturicchio a peint des fresques de tous les Borgia. Il encore est possible de les voir dans les appartements des Borgia.

Au travers d'?uvres comme LETTERS FROM A PORTUGESE NUN et LES BORGIA souhaitiez- vous attaquer la religion chrétienne ?

Je dois avouer que ce n'était absolument pas mon intention d'attaquer la religion chrétienne. Cela ne m'intéresse pas. LES LETTRES D'UNE NONNE PORTUGAISE m'ont été proposées par Hugo Pratt car il considérait que cette histoire pouvait me convenir. Cette histoire parlait d'une femme, éprise d'un homme, qui a été enfermée dans un couvent sans avoir fait ses v?ux de chasteté. Même recluse dans un couvent elle demeurait une femme. Ces lettres sont le reflet de son amour pour cet homme. De plus, les événements historiques que nous racontons avec Jodorowsky dans LES BORGIA sont réellement arrivés. C'est notre histoire. Il me semble important d'en parler car de là a découlé la modernité. Le pape Rodrigo Borgia est devenue Alexandre VI en 1492, l'année de la découverte de l'Amérique, c'est-a-dire, l'année à laquelle est daté le début de l'ère moderne. Cette époque tourmentée, où la violence et la corruption étaient de mise, a accouché dans un bain de sang de la modernité. Bien que ces ?uvres soient connues "L'Eglise" m'a demandé de dessiner un monument pour un saint qui a été le fondateur d'un ordre. En Italie, "l'Eglise", les prêtres et les s?urs sont plutôt pragmatiques. Ils n'ont pas de préjugés.

Comment est né votre nouveau projet d'animation avec Vincenzo Cerami ?

Il y a quelques années, on nous avait proposé de travailler sur un projet d'animation. Cerami devait écrire le scénario et je devais faire les dessins. Nous téléphonions régulièrement au producteur afin de savoir quand est-ce que nous devions commencer à travailler. Mais il reportait toujours le projet. Puis un beau jour, il m'annonça que le film était terminé. Il avait changé l'histoire et ils avaient un peu copié certains dessins que j'avais déjà faits pour des Bandes Dessinées. Par conséquent, j'ai fait retirer mon nom. Mais au lieu de lancer une procédure judiciaire, j'ai préféré aller discuter avec la production. Comme dédommagement, il a été convenu que nous ferions ensemble un nouveau film. J'ai présenté un nouveau projet et des dessins. À présent, nous verrons si ce nouveau projet aboutira, car dans le cinéma les choses progressent très lentement et les financements sont très durs à réunir. Néanmoins, je n'ai aucun regret et aucune frustration. La Bande Dessinée me convient parfaitement car j'ai une liberté que je ne pourrais jamais avoir au cinéma.

Avez-vous été influencé par le cinéma ?

Le cinéma nous a tous influencés. Certains films ont engendré des virages importants dans l'histoire de la Bande Dessinée. TAXI DRIVER (1976) de Martin Scorsese a influencé de nombreux dessinateurs. Avant TAXI DRIVER les personnages principaux des Bandes Dessinées étaient des héros qui n'avaient aucuns soucis financiers et qui possédaient beaucoup de temps pour accomplir leurs actions héroïques. Après TAXI DRIVER, les choses ont changé. De nombreux personnages de Bandes Dessinées sont devenus des antihéros ancrés dans la réalité. JEREMIAH JOHNSON (1972) de Sydney Pollack a eu une grande influence en Italie. Le duo Berardi et Milazzo a crée le personnage de Ken Parker en s'inspirant du personnage qu'interprète Robert Redford dans JEREMIAH JOHNSON. Mais le contraire est également vrai. La Bande Dessinée a grandement influencé le cinéma. BLADE RUNNER (1982) de Ridley Scott est un grand film mais il doit beaucoup à la Bande Dessinée en général et à Moebius en particulier.

Comment définiriez-vous l'érotisme ?

Je définirais l'érotisme comme étant l'énergie vitale, l'énergie positive. Au contraire, la mort représente l'énergie négative. Déjà lors de l'Antiquité Grecque, il y avait ce dualisme entre Eros et Thanatos. En générale, j'ai toujours préféré raconter des histoires qui étaient proches d'Eros plutôt que de Thanatos. Sur les BORGIA, je suis contraint de composer avec Thanatos. Mais je ne le fais pas avec plaisir. Je n'aime pas beaucoup dessiner des séquences cruelles.

Lorsque vous dessinez une femme, quel est le détail qui vous semble le plus important ?

Sans aucun doute le visage. Et dans le visage les yeux. Pour moi, c'est fondamental. Je vais vous révéler un petit secret. Je commence toujours par l'?il droit, même pour un petit visage au second plan. Si je rate les yeux d'un personnage, je jette la feuille et je recommence tout. Le second élément qui me semble très important, lorsque je dessine une femme, c'est la bouche. Par contre, si je rate une autre partie du corps, comme par exemple un bras ou un pied, je l'efface et je recommence. Je suis considéré comme un dessinateur qui dessine bien les femmes mais, en réalité, il y a de nombreux dessinateurs qui d'un point de vue technique les dessinent aussi bien, voire même mieux, que moi. Ma principale qualité lorsque je dessine une femme est de savoir conférer une grande charge érotique à son regard. L'autre élément qui me caractérise est de savoir créer des actions, des situations et des contextes très érotiques.

Après Gulliver et Ulysse êtes-vous attiré par une autre Odyssée ?

Tout à fait. L'Odyssée est un thème récurrent, c'est la mère de toutes les histoires d'aventures. Mais des aventures humaines. La plus belle définition est celle de Dante qui, dans le chant 26 de L'ENFER, fait dire à Ulysse, qui s'adresse à ses marins qui ne veulent pas le suivre dans une aventure: "Considérez ce qu'est votre semence : Faits vous ne fûtes à vivre comme bêtes, Mais pour gagner vertu et connaissance"*. C'est cela le manifeste de l'aventure.
GULLIVER a été un concours de circonstance. Une revue de voyage qui s'appelle Gulliver m'avait demandé de faire une Bande Dessinée pour eux. Je leur ai répondu que je voudrais faire Gulliver. Mais LES VOYAGES DE GULLIVER (1721) de Jonathan Swift est un excellent roman, il n'y avait aucune nécessité de le refaire. Par conséquent, j'ai pensé que ce serait amusant de changer le sexe du personnage principal, car cela pouvait créer des situations beaucoup plus divertissantes et excitantes que dans le livre. Par exemple, lors de la fameuse scène où l'armée de Lilliput passe entre les jambes de Gulliver, qui forme une sorte d'arc de triomphe, si c'est une femme, la situation acquiert une signification érotique plus stimulante. Dans le neuvième tome de Giuseppe Bergman (L'ODYSSEE DE GIUSEPPE BERGMAN), j'avais tenté de faire un parallèle entre l'Odyssée homérique et notre présent. Les Lotophages pouvaient êtres comparés aux drogués d'aujourd'hui. De plus, dans l'Odyssée, les marins d'Ulysse ont ouvert le sac de cuir dans lequel étaient enfermés tous les vents de tempête. Nous pouvons comparer cela à notre présent. De nombreuses personnes ne respectent pas l'équilibre de la nature et entrainent des catastrophes naturelles. Tous les thèmes de l'Odyssée de Homère sont toujours d'une grande actualité. Elle peut également être source d'enseignement. Par exemple, lorsque Ulysse rencontre Achille, ce dernier lui dit qu'il préférerait ?être le valet du dernier des bouviers, en vie, plutôt qu'être le souverain de ce royaume d'ombres !..?. Une telle phrase prononcé par Achille est lourde de sens et devrait faire réfléchir. Cette phrase devrait être écrite dans toutes les casernes militaires. Par conséquent, l'Odyssée est une ?uvre d'une grande richesse et de nombreux grands créateurs en ont déjà repris des éléments. Par exemple, Dante et James Joyce ont repris Ulysse. Kubrick a également repris le thème de l'Odyssée.
Je regrette de ne pas avoir pu terminer cette Bande Dessinée comme je l'aurais souhaité à cause d'un délai de livraison qui était beaucoup trop court pour me permettre de développer toutes mes intentions. L'idée de départ était la découverte du casque d'Elpénor, ce marin d'Ulysse qui était mort comme un lâche. J'aimais l'idée de raconter cette grande histoire, la mère de toutes les histoires, vue au travers des yeux d'un humble, d'une personne qui l'avait davantage subi que vécu comme protagoniste. J'aurais aimé pouvoir développer davantage certains éléments de cette histoire.

Y-a-t-il d'autres genres que vous voudriez explorer ?

Tout à fait. Je n'ai jamais trop voulu me lier à un personnage récurrent afin de pouvoir explorer tous les genres. Après quarante années de métier, lorsque j'aborde un nouveau genre, je ressens toujours la même excitation et les mêmes doutes que lorsque je travaillais sur mes premières Bandes Dessinées. Cela m'aide à conserver une grande liberté et une grande motivation. J'aimerais pouvoir changer de genre à chaque fois. D'ailleurs, je pense avoir le record du monde du dessinateur ayant exploré le plus grand nombres de genres et d'époques. En outre, j'aime beaucoup travailler sur des Bandes Dessinées historiques car j'adore faire des recherches sur les costumes, les décors, les architectures, les mobiliers. Recréer une époque me passionne.

Que pensez-vous de la Bande Dessinée actuelle ?

Je considère que les jeunes dessinateurs sont beaucoup plus doués que nous à nos débuts. Ils utilisent à merveille les nouvelles technologies. Je pense que le niveau de la Bande Dessinée a énormément progressé.
D'une manière générale, je préfère les Bandes Dessinées qui ont le courage de s'assumer en tant que tel. Je n'aime pas lorsque les Bandes Dessinées essaient de s'interpénétrer avec les Arts Figuratifs. J'ai le sentiment que certains dessinateurs ont honte de faire de la Bande Dessinée et qu'ils veulent, d'une certaine manière, se "rapprocher" du monde des Arts Figuratifs. La Bande Dessinée est une forme d'art autonome qui n'a nullement besoin d'allé voler les formes et les couleurs des Arts Figuratifs. Un grand artiste américain comme Lichtenstein avait reconnu que la Bande Dessinée était une véritable expression de notre époque.

Quelle a été votre plus grande joie professionnelle ?

J'aimerais en citer au moins quatre. Ma première grande joie professionnelle a été la publication de ma première Bande Dessinée. Aller en librairie pour acheter votre première Bande Dessinée est un instant inoubliable. Ma deuxième grande joie professionnelle a été de travailler sur GIUSEPPE BERGMAN. Le premier tome des aventures de Giuseppe Bergman m'a permis, d'une certaine manière, de m'enlever un énorme poids des épaules. J'ai découvert une nouvelle dimension de la vie. J'ai quasiment découvert d'être omnipotent, c'est-à-dire de pouvoir trouver en moi le moyen pour communiquer avec les autres.
Mes troisièmes et quatrièmes plus grandes joies professionnelles sont mes collaborations avec Federico Fellini et Hugo Pratt. Ces deux collaborations ont été pour moi un véritable accomplissement professionnel. Le jour inévitable, où on ne vendra plus une seule copie de mes ?uvres, je pourrais toujours me consoler en me disant que j'ai fait deux Bandes Dessinées avec Fellini et que j'ai été l'unique dessinateur à avoir travaillé avec Hugo Pratt.

Quel a été votre plus grand regret professionnel ?

Mon principal regret est d'avoir du remanier et réduire des idées grandioses, soit parce que je n'avais pas suffisamment de temps pour réaliser ce que je souhaitais faire, soit parce que je ne pouvais pas développer le projet de la manière dont je rêvais.
L'un de mes autres regrets a été l'arrêt de la production d'un projet d'animation sur lequel j'ai travaillé avec Roman Polanski. Le film a été bloqué à cause des problèmes légaux qu'avait Polanski aux Etats-Unis. C'est dommage car nous avions trouvé une bonne manière de travailler ensemble. Nous avions tourné les quatre premières minutes du film. Elles étaient très belles. Le film était tourné sur support argentique puis les images étaient retravaillées par ordinateur. Ce sont des regrets mais ce ne sont pas des choses qui me bloquent.

*  LA DIVINE COMEDIE de Dante Alighieri (Tome premier L'ENFER) Traduction poétique de André Pératé. Jean de Bonnot, Editeur.
Texte italien établi par Marina Zorzi Kolasinski :
"Considerate la vostra semenza :
Fatti non foste viver come bruti,
Ma per seguir virtute e canoscenza."