Claude Derib

Son site internet

interview réalisée en 2006

Bibliographie:

- Les Ahlalaaas
- Arnaud de Casteloup
- Attila
- Les Aventures de Pythagore et cie
- Buddy Longway
- Celui qui est né deux fois
- Go West
- L'Homme qui croyait à la Californie
- Jacky et Célestin
- Jo
- No limits
- Poulain mon ami
- Pour toi Sandra
- Red Road
- Yakari

Quand tu étais petit, que voulais-tu faire?

Auteur de BD (rire). Mon père était peintre Pour moi, une personne qui tient un pinceau et un crayon faisait partie de ma vie. C'était donc logique que je dessine. Mon père a construit la maison où je suis né. Je connais d'ailleurs très peu de gens qui peuvent dire qu'ils vivent dans la maison que leur père a construit (rires). Ma mère, qui était en avance sur son temps, nous achetait, à mes frères et à moi, un album de Tintin chaque Noël.
Quand j'avais six ou sept ans, nos parents nous ont abonnés à Tintin et à Spirou. On peut donc dire que je suis tombé dans la BD comme Obélix dans la marmite. Ce sont surtout Spirou et Fantasio et Jerry Spring qui m'ont marqué au fer rouge. Très tôt, j'ai donc dit à mes parent que je voulais faire de la Bande dessinée. Je n'ai jamais eu envie de faire autre chose.
J'ai eu l'occasion de donner des cours d'équitation, pour gagner un peu d'argent, car je suis un fanatique de chevaux. Comme je suis suisse, et que je n'habite pas loin des montagnes, je skiais beaucoup, et j'ai aussi donné des cours de ski. Toutefois, on ne peut pas considérer cela comme un métier. C'était du plaisir. Après quarante ans, je ne suis pas mécontent d'avoir choisi la BD.

Comment ton père, artiste, a-t-il influencé ta carrière?

A six-sept ans, j'étais déjà très motivé par les chevaux. J'ai dessiné un cavalier, et je le lui ai fièrement montré. Il m'a répondu "C'est quoi, ça?"
J'étais vexé. Je lui ai demandé ce qu'il fallait que je fasse pour que ça ressemble à un cavalier, et il m'a dit : "Il faut apprendre à dessiner". Il m'a donné l'Anatomie du docteur Paul Richez, un livre sur l'anatomie du corps humain.
Pendant un an ét demi, tous les jours, en rentrant de l'école, je dessinais. J'ai dessiné tous les os et les muscles du corps humain, ce qui m'a certainement beaucoup aidé plus tard dans les proportions, le dessin anatomique. Au bout du compte, je me suis fait mon propre petit bouquin d'anatomie.
Mon père était toujours assez dur. Il est mort à 95 ans, et jusqu'à 80 ans, il ne m'a jamais dit qu'un de mes dessins était bien! J'étais critiqué en permanence, ce qui m'a permis de développer mon autocritique. Je sais qu'on peut toujours progresser.
L'avantage d'avoir un père artiste, c'est que, même si il ne me donnait pas de cours proprement dit, il me disait toujours ce qui n'allait pas dans mes travaux. Il m'a appris la rigueur et l'autodiscipline, ce qui est extrêmement important dans un métier comme le nôtre.
Au début je pense qu'il aurait préféré que je devienne peintre, ce qui est considéré comme un métier plus "noble" que la BD. Plus tard, il a vraiment regardé ce qu'était la BD, ce qu'il fallait savoir, et il a reconnu que c'était quelque chose de valable. Quand j'ai eu la chance d'inviter Franquin, Giraud, Peyo, Greg, Roba, Jigé à la maison pour une émission de télé, il a été très fier que je sois aussi auteur de BD.
Tout comptes faits, ça s'est passé très harmonieusement, il n'y a jamais eu d'opposition. Ma mère m'a beaucoup aidé au niveau des scénario.

Peux-tu nous raconter comment?

Quand j'étais chez Peyo, j'ai essayé de faire de petites histoires courtes pour Spirou. Elles ont toutes été refusées par Yvan Delporte, rédacteur en chef de Spirou. Quand je suis revenu en Suisse, je doutais beaucoup de moi, de ma capacité à écrire des scenarios.
C'est ma mère qui m'a encouragé. J'ai donc réalisé Buddy Longway. Maintenant, j'assume moi-même plus de la moitié de ma production, surtout pour ce qui est des sujets sérieux et délicats. Je préfère rencontrer des gens, faire des comités de lecture, comme pour Jo, qui traite du Sida, ou pour les albums de prévention violence et de prévention prostitution.
Pour Buddy Longway, ou Red Road, je ne me réfère qu'à moi-même. Je n'en parle qu'à mon épouse, qui est aussi dessinatrice, et à mon éditeur.

Peux-tu nous parler de la littérature qui t'a influencé?

Quand j'étais à l'école, nous devions lire Racine, Molière, etc. J'en avais "ras la casquette". Après l'école, je n'ai plus rien lu du tout pendant une année ou deux. Et puis ma mère m'a remis les ouvrages de Joseph Kessel. En peu de temps, j'ai lu tout ce que Kessel avait écrit, et ça a formé mon adolescence. Ces romans sont des hymnes à l'amitié franche et virile, à la Grande Aventure. Je les ai appréciés au point de vouloir illustrer le roman "les Cavaliers", qui se passe en Afghanistan.
J'ai eu la chance de rencontrer Kessel à Paris, avant de créer Buddy, et je lui en ai parlé. Il ne connaissait rien à la BD, mais à la fin de la soirée, il m'a dit "Tu fais ce que tu veux avec mon roman". Il est mort quelques mois plus tard. Finalement, heureusement que je n'ai rien fait, parce que je pense que "les Cavaliers" sont beaucoup mieux en roman. Il y a eu une adaptation cinématographique. Un bon film, mais qui n'était pas à la hauteur du roman.
A la place de faire cette adaptation, j'ai créé Buddy, et je ne suis pas mécontent!

Je un peu de tout, mais surtout des ouvrages ésotériques. Cela nourrit la recherche intérieure que je mène depuis une quarantaine d'années.
De manière générale, j'aime mieux les témoignages que les romans. Je lis en moyenne un ou deux livres par mois.

Par contre, je lis moins de BD maintenant que quand j'étais jeune. J'en ai été un grand consommateur jusqu'à 35 ans, et puis ça s'est un peu tassé.

Quelles étaient les toutes premières BD que tu aies réalisées?

J'ai commencé à 12 ans, à l'école. J'avais un extraordinaire prof de dessin, qui a commencé par nous faire faire, le premier jour, un dessin libre. Il a regardé tous nos travaux, et puis il m'a dit : "Toi, tu dessines mieux que moi. Donc, pour le dessin technique, tu m'écouteras, mais pour le dessin artistique, tu feras ce que tu veux. La seule chose que je te demande, c'est que tu me montres tous tes dessins."
Il m'a demandé de réaliser ce qu'il appelait une "corvée", faire des dessins pour les manifestations ou les évènements de l'école (rires).
Pendant cinq ans, j'ai pu dessiner ce que je voulais.
De plus, en Suisse, pendant les vacances, nous pouvions faire un travail basé sur le dessin, le bricolage etc... J'ai choisi le dessin, et, à 14 ans, j'ai fait ma première BD, "Plume Blanche". C'était l'histoire d'un petit indien avec un ours (rire). Elle faisait 10 pages. Puis, jusqu'à 18 ans, j'ai réalisé au moins une centaine de planches, en dessins humoristiques, ou réalistes, inspirés d'Hergé, Uderzo, Franquin, Jigé.... Du werstern, de l'espionnage....
A la fin de mon certificat d'études, j'ai dis à mon père que je ne voulais pas continuer mes études. Il m'a répondu, "Si tu as ton certificat, tu pourras dessiner".
J'ai eu mon certificat. Ensuite, au lieu de dessiner 2 heures par jour, je dessinais 10 heures par jour.

Pour aider mes parents, en payant une pension, j'ai commencé à gagner ma vie en réalisant des portraits de chevaux pour des amis cavaliers, à côté de la BD.

À dix-neuf ans, je suis partis en Belgique, et j'ai eu la chance de rencontrer Peyo, qui cherchait des assistants, pour passer à l'encre ses décors et ses personnages. J'étais avec Walthéry et Gos à l'époque, et c'est avec eux que j'ai appris les ficelles du métier.
Quand Peyo a vu mes planches, il a été très étonné qu'un petit suisse (ici, ce n'est pas la Mecque de la BD....) soit déjà apte à faire de la BD. Je lui avais montré les planches avec Brassens, que j'avais réalisées entre 16 et 18 ans.

Peux tu nous parler de Yakari?

Pour Yakari, je suis très heureux de travailler avec Job. Ça fait 38 ans que l'on collabore. J'aime bien toucher à tous les moyens de communication qui tournent autour de la BD. Je ne pourrais pas faire uniquement des albums de Yakari, ni des histoires plus réalistes.
J'ai besoin de changer régulièrement de style, de changer d'atmosphère.

Peux tu nous raconter tes expériences, tes recherches sur les chevaux?

J'ai commencé à monter vers 16 ans et j'ai eu la chance de décorer le manège de Villard, proche de chez moi, avec de grands panneaux sur l'école espagnole de Vienne. Très vite, j'ai pu par mes dessins m'approcher de la réalité équestre.
Entre 18 et 55 ans, j'ai pratiqué l'équitation presque quotidiennement. J'ai fait du concours complet, de l'obstacle, du dressage. Je suis allé en Amérique du Sud, où j'ai ramené des troupeaux avec les vaqueros. J'ai participé à des chasses au renard dans les Franches Montagnes.... Bref, j'ai fait énormément d'équitation pendant presque 30 ans. Je connais très bien les chevaux, et cela m'aide énormément pour les dessiner. Nous ne sommes que trois ou quatre dans le métier, à pratiquer l'équitation et à dessiner des chevaux, par exemple Franz, Blanc-Dumont, Mézière....sans compter Jigé, Giraud et Cuvelier.
En regardant le dessin d'un cheval, on sent tout de suite si le dessinateur connaît les chevaux. Il y en a qui dessinent les chevaux comme je dessine les voitures ? sans âme. D'autres non seulement savent que deux chevaux sont très différents, et sont capables de le montrer, mais pour cela, il faut les monter, avoir passé du temps à leur contact, bien les connaître.
Moi, c'est mon plaisir de dessiner les chevaux. Si on fait le tour de ma carrière, je pourrais presque être considéré comme un dessinateur animalier.

Quand on me le demande, je fais encore des portraits de chevaux, de chats, de chiens. C'est sympathique de garder cette activité à côté de la BD.

Qu'est ce qui t'attire tant chez les chevaux?

Je ne sais pas.... J'étais peut-être cavalier dans une vie précédente (rires). Je trouve que c'est le plus beau des animaux à regarder évoluer en liberté. D'ailleurs, je deviens de plus en plus convaincu que ce n'est pas une bonne idée de monter dessus.
Un cheval qui galope en liberté est magnifique. Peu d'animaux dégagent cette force, cette noblesse... Par ailleurs, la conquête de la planète n'aurait pas pu se faire sans eux. Alexandre le Grand n'aurait jamais pu aller jusqu'en Inde, et je ne parle pas des campagnes napoléoniennes, où des millions de chevaux ont été massacrés. Le cheval fait vraiment partie de notre histoire.
Personnellement, je dessine plus facilement un cheval que Buddy Longway... Pour moi, c'est comme une seconde nature que de les dessiner.

Comment es-tu rentré dans le studio de Peyo?

J'y suis entré par une drôle de porte. J'habitais en Suisse, et j'ai écris à Franquin, qui a mis deux ans avant de me répondre (rires), parce qu'il avait reçu deux courriers de jeunes dessinateurs avec un style parallèle, et qu'il avait répondu à l'un en pensant répondre aux deux. Je ne suis pas sûr qu'il n'ait pas inventé cette réponse, parce que je l'ai moi même donnée plus tard à de jeunes dessinateurs (rires).
Bref, j'avais très peu de contacts avec le monde professionnel de la BD. Vers 18-19 ans, je pensais sérieusement à aller en Belgique. Un ami de mes parents travaillait aux ressources humaines dans une maison de publicité à Bruxelles, et il m'a proposé de l'accompagner une semaine. Là bas, j'ai fait un petit stage pendant lequel j'ai dessiné des trucs publicitaires. Ils étaient prêts à m'engager, mais ça ne m'amusait pas du tout. Je leur ai dit : "Moi, je voudrais rencontrer un auteur de BD".
Un jour, le directeur m'a appelé dans son bureau et m'a dit "J'ai le numéro de Pierre Culliford". Je lui ai répondu que j'étais ravi de le savoir, mais que je ne voyais pas en quoi ça me concernait (rires). Il m'a dit "C'est Peyo". J'ai fait un bon de deux mètres, et, à six heures du soir, j'étais chez Peyo. C'est là que j'ai rencontré mon premier auteur de BD. Il a vu mes dessins, et ça a tout de suite fonctionné. Il faisait construire une maison avec un studio où Walthéry travaillait déjà.
Trois mois après, je m'installais en Belgique. J'y ai schtroumpfé pendant deux ans. C'était très sympa. L'ambiance était créative et productive.
Peyo était présent deux à trois heures par jours, et nous travaillions de six heures du soir à deux heures du matin, en général pour finir la planche qu'il aurait dû achever la veille. Le reste de la journée, nous dessinions pour nous.
J'ai créé un tas de personnages, dont un qui s'appelait Yakari, que j'ai gardé dans mes tiroirs pendant deux ou trois ans, avant de faire la connaissance de Job.
Walthéry rêvait aussi déjà de Natacha.

Qu'as-tu dessiné à ce moment là?

Chez Peyo, j'ai fait trois "Oncle Paul". Pour les dessinateurs réalistes, c'était le banc d'essai avant d'entrer chez Spirou. Ensuite, j'ai rencontré Jadoul et Rosy (dessinateur de Bobo, à l'époque, scénariste de Tif et Tondu pour Will, et directeur artistique chez Spirou). Rosy m'a montré un scénario dont le héros était un chien qui parle, et m'a demandé si ça m'amusait de faire ça. J'ai dis oui, bien évidemment. Ce chien est devenu un contre-espion de l'armée suisse. Attila était né.

A côté de ça, je voulais faire du western, mais il y avait déjà Jerry Spring et Lucky Luke, donc le créneau était bouché dans Spirou. A la place, Charles Jadoul, rédacteur à Spirou, m'a proposé de dessiner une histoire se déroulant au moyen-âge, car il n'y en avait pas. J'ai accepté Arnaud de Casteloup, pour pouvoir dessiner des chevaux en réaliste.
Cela dit, le moyen-âge, ce n'était pas mon truc, je voulais faire du western.

Par la suite, les scénarios d'Attila me plaisant de moins en moins, j'ai arrêté, refusant de dessiner le cinquième, et j'ai quitté du journal, après avoir proposé un scénario pour Attila, qui m'a été refusé, alors que Franquin et Peyo le trouvaient bien!

Je suis parti à contre coeur, car Spirou était vraiment le journal que je préférais.

Et ensuite?

Il y a eu une convention de BD à Bruxelles. J'y ai rencontré Greg, et je lui ai montré des planches de Yakari, qui avait déjà commencé à paraître en Suisse. Il ne connaissait pas, mais il a accroché aux dessins. Il m'a proposé de faire un western dans Tintin. J'ai accepté, à la condition qu'il m'écrive le scénario, et nous avons réalisé "Go West".

Peux-tu nous parler de Pythagore?

Quand je suis revenu en Suisse après mon passage à Bruxelles, je menais plus ou moins de front Attila et Arnaud de Casteloup. J'ai rencontré André Jobin, qui était le rédacteur en chef d'un journal pour enfants et adolescents, nommé le Crapaud à Lunettes. Il paraissait chaque semaine, en Noir et Blanc. Il cherchait un dessinateur, parce qu'il se rendait bien compte de la nécessité d'une BD dans ce type de journal. Un article me concernant et un ami commun ont permis notre rencontre.

Il avait l'idée d'un scénario, et il est venu me voir pour me demander ce que j'en pensais. Je lui ai répondu que c'était nul (rire). Il venait du milieu journaliste, et ne connaissait pas grand chose à la BD, à part Tintin. Le reste ne l'intéressait pas. Nous avons alors créé Pythagore, pour le Crapaud à Lunettes.

André habitait à deux kilomètres de chez moi. Nous passions des journées entières à travailler sur cette BD. C'était génial pour moi, car je n'avais pas les impératifs éditoriaux de Spirou ou de Tintin. J'étais libre.

Comment en êtes vous arrivés à Yakari?

Entre le deuxième et le troisième épisode de Pythagore, je lui ai montré Yakari, ayant la nostalgie de ce petit bonhomme.
André a été tout de suite séduit, et nous avons réalisé un premier album, qui s'est appelé "Yakari", car nous ne pensions pas en faire d'autres. L'album, s'appelle maintenant "Yakari et Grand Aigle".
Le Crapaud à Lunette s'est arrêté, et Job a créé le magazine Yakari à la place. Nous avons mis fin à Pythagore, au profit de Yakari. Nous ne nous sommes pas arrêtés depuis 35 ans.

Comment se passe ta collaboration avec Job?

André cherche l'idée de base, ou un nouvel animal à mettre en scène. Il se documente, on en discute, puis, petit à petit, par tranches de huit pages, il me propose un découpage, que nous retravaillons ensemble, par téléphone ou par fax.
Cette collaboration fonctionne parfaitement bien.

Le dessin animé de Yakari est né sous quelle initiatives?

Le premier, il y a 20 ans, a été réalisé grâce à Didier Plateau, de chez Casterman, qui trouvait qu'il serait intéressant de transposer Yakari au dessin animé. A l'époque, les moyens n'étaient pas énormes. Nous avons démarré avec un petit studio, le studio "Graphoui". Nous n'avons pas pu, faute de moyens, faire tout ce que l'on voulait, mais cela a quand même bien fonctionné. Il faut dire qu'il y avait moins de dessins animés à l'écran, et moins de chaînes de télévision.
La nouvelle série série s'est également bien implantée, puisqu'une deuxième saison de vingt six épisodes vient d'être commandée. La première comptait 52 épisodes de 13 minutes.

Comment as-tu vécu cette adaptation?

La difficulté, pour un auteur, c'est l'appréhension. On a toujours peur que le dessin animé n'ai rien à voir avec notre oeuvre.
Pour Yakari, nous avons le "final cut" de chaque scénario et tous les dialogues nous sont soumis.
Pour la série animée actuelle, nous avons tenu à être très rigoureux, et l'esprit de la la série est totalement préservé, graphiquement, à part deux ou trois points comme l'animation des chevaux. Le reste, comme Grand Aigle, ou les adultes, est très bien fait.
Bien sûr, il est difficile d'animer Yakari.... mais c'est normal.
La couleur et les décors sont très beaux, la musique est très réussie. Nous sommes vraiment satisfaits de la qualité de ce dessin animé, par rapport au premier.

Qu'est ce que le dessin animé apporte à la série?

Pour une série comme Yakari, qui a plus de 35 ans, avoir la chance de démarrer un deuxième dessin animé permet de prolonger sa vie. Notre cible, ce sont les enfants de 4 à 8 ans. Par conséquent, un enfant qui découvre Yakari maintenant a déjà une trentaine d'albums à découvrir parmi les anciens. Perdurer une série à notre époque après une trentaine album relève, de l'exploit!

Peux-tu nous raconter la naissance de Buddy Longway?

J'ai eu l'idée de ce personnage pendant que je dessinais "Go West". Il y avait une quinzaine de personnages principaux. Graphiquement, il était difficile de les représenter tous de front. Un trappeur solitaire qui décide de se marier, c'est moins lourd à porter, graphiquement parlant, que quinze personnes dans une caravane. La deuxième raison était l'envie de faire une histoire réaliste, éloigné graphiquement de Yakari.
Il n'y avait pas de western officiel dans Tintin comme "Jerry Spring", ou "Blueberry" dans Pilote. Je me suis dit qu'il y avait une opportunité. J'ai réfléchi à un thème de l'ouest qui n'avait pas été trop abordé en BD. Je me suis rendu compte que le Trappeur, à part Davy Crockett qui était surtout utilisé au cinéma n'était quasiment pas exploité.
A l'époque, les trappeurs faisaient souvent des mariages mixtes avec les indiennes. Comme les indiens restaient un de mes sujets préférés, je trouvais que cela pouvait être sympa de raconter l'histoire d'un couple. Et comme je n'étais pas marié, je me suis projeté dans ce couple idéal en me disant "Voilà ce que va devenir ma vie...".

Marier un héros et le faire vieillir, c'est original...

Oui, et à l'époque j'étais le premier à le faire. Quand j'ai soumis le projet à Greg, qui était aussi mon scénariste et le rédacteur en chef, il a été séduit. Il m'a dit:
"Tu fais un premier épisode dans un Tintin magazine pour voir si tu peux assumer. Et si ça fonctionne, tu te lances dans le récit que tu m'as proposé." - qui était "Chinook".J'ai dessiné "Premières chasses" dans un Tintin spécial et cela a tout de suite fonctionné. Greg m'a donné son feux vert .
Quand "Chinook" à commencé à paraître, il m'a dit que si au référendum du journal, Buddy se classait mieux que "Go west" (qui était à la moitié à peu près), on mettrait la série entre parenthèses au profit de Buddy.
Buddy a été classé deuxième et ensuite premier pendant une année ou deux. Cette série a tout de suite eu du succès mais à l'époque, je ne me rendais pas compte de l'impact car j'étais concentré sur mon travail.
Quand j'ai terminé Buddy avec l'album "La source" et que je suis allé en dédicace en Belgique, j'ai vu un grand nombre de personnes qui ont été bercées par Buddy. Cette BD a beaucoup marqué et je suis très content de l'avoir faite.
Pour moi, c'était l' idéal absolu; je scénarisais, dessinais, colorisais dans l'univers des chevaux et des indiens. Cet idéal j'ai pu le poursuivre tout au long de ma carrière avec des séries comme "Celui qui est né deux fois", "Red Road"...
Buddy m'a permis d'aborder des thèmes comme le racisme, les guerres indiennes, la nature, le respect de la vie...

Avais tu planifié la fin de Buddy?

Oui, j'avais décidé que l'histoire se finirait avec la mort des personnages au vingtième album mais cela a pris du temps car j'ai arrêté de dessiner Buddy pendant 15 ans. Si j'avais fait les quatres derniers albums dans la continuité des autres, ils auraient sûrement été différents.
Mais après avoir fait des histoires comme "Jo" ou "Red Road", j'ai eu envie de donner un côté plus réaliste à Buddy. Le côté "gentil" du début s'est effacé. Le ton est devenu de plus en plus dur, en rapport avec la fin. Il y a vingt ans, je ne pense pas que la fin de Buddy aurait été acceptée...Cela aurait été trop dur de les faire mourir comme ça.
Lorsque j'avais décidé de faire vingt albums, une raison évidente s'imposait à moi. Je ne voulais pas me répéter. Or, il y avait tant de moments forts dans Buddy que je ne pouvais pas continuer ad vitam aeternam, sans risquer la répétition.
L'idée de "la Source", c'est pour exprimer une fin et une continuité en même temps. Dans cet album, il y a une "private joke" : Buddy et Chinook sont enterrés dans le Valais, à un endroit paradisiaque, dans le Val d'Arolla, et j'ai dessiné le glacier de Ferpècle, que j'ai eu devant les yeux pendant cinq ans quand j'étais petit. Je voulais que Buddy fasse un passage à cet endroit car c'est là que j'ai demandé la main de mon épouse (sourire). Tout cela est très lié, la boucle se boucle. Le glacier, la nature, sont essentiels pour moi et je voulais donc qu'ils soient présents dans l'épilogue.
Mes parents sont partis, je suis donc orphelin et lorsque l'on est orphelin, on se sent responsable. L'histoire se termine mais en même temps, l'épilogue laisse augurer une éventuelle suite avec Kathleen. Je trouvais intéressant de terminer cette série avec la seule survivante qui assume son deuil et devient responsable de sa vie.

Une série?

Kathleen s'est toujours imposée à moi.
Je ne sais pas si je raconterai un jour la suite de son histoire, mais depuis que j'ai enterré Buddy, je n'arrête pas de le dessiner (rires). Il me manque!

À nous aussi...

Je fais mon deuil en réalisant de nombreuses aquarelles et d'acrylique, qui pourraient se regrouper dans un album souvenir, peut-être sous le titre "les Saisons d'une Vie".

"Buddy" c'est "Pote" en américain, comment es venue l'idée de ce nom?

J'ai cherché un nom composé qui ait un rapport avec la série. Yakari s'est appelé Yakari tout naturellement. Alors que Buddy, j'ai cherché...  "Longway", la grande route pour raconter une longue histoire puis "Bud" pour pote.  "L'ami de la grande route"

Tu n'as jamais pensé faire un "cross over" entre Buddy et Jonathan Cartland?

Nous avons fait cela avec Giraud dans "les amis de Buddy" où l'on peut voir également Red Dust, et j'ai mis "Maclure" dans "la Vengeance". C'était une "private joke" antre nous. Avec Michel Blanc Dumont , nous n'avons jamais eu de discussion de ce type. Giraud était venu une semaine à la montagne avec moi, je lui ai appris à skier et cette proximité nous a amener à dire, "Pourquoi pas?"
Nous avions également un jeu de ce genre avec Cosey. Je joue un rôle dans ses histoires de "Jonathan" et lui, un rôle dans Buddy sous le nom de "Curly". Nous nous amusions beaucoup mais pour cela il faut se connaître un minimum et je n'ai jamais vu Blanc Dumont en dehors des salons. Et puis Jonathan Cartland est peut-être trop proche de Buddy.

A propos du mariage, tu nous as dit qu'avec Buddy, tu t'étais projeté dans le couple des héros, ton idée était-elle pertinente?

Oui, très (rires).C'est un peu grâce à Buddy que j'ai rencontré mon épouse. Buddy a eu le prix "Saint Michel" à Bruxelle.
Dominique, mon épouse, qui est aussi dessinatrice et travaillait chez Edouard Aidans, a vu ma photo dans Tintin, et a souhaité me rencontrer.
Quatre ans après nous nous sommes mariés. Dominique aimait beaucoup Buddy et notre mariage m'a apporté une stabilité qui a comblé le grand vide que j'éprouvais. Je pouvais me consacrer entièrement à la BD. Nous avons trois enfants et tout va bien.

Ta femme est dessinatrice, vous travaillez ensemble?

Quand elle fait les couleurs de Yakari, elle travaille avec moi. Mais quand elle réalise ses propres dessins, elle travaille dans une pièce indépendante. Elle aime mieux être seule pour dessiner.

Tu nous as parlé de Cosey, tout à l'heure, il a été aussi coloriste pour certaines de tes planches?

Oui, je lui ai donné un petit coup de main pour ses premiers "Jonathan" et ce qu'il faisait avant  "Polaroïd" et lui m'aidait aussi notamment sur "Go west", au niveau des couleurs. Il m'aidait aussi un peu dans "Yakari"et "Buddy" aussi, mais c'est de l'ordre de quelques pages alors que dans "Go west", il en a fait je crois plus de la moitié. Il faut savoir que pendant sept ans, nous avons partagé le quotidien et l'amour inconditionnel de la BD. Nous riions tous les jours, c'était très agréable.
Quand on se voit, nous prenons plaisir à nous remémorer ces bon moments qui nous faisaient beaucoup de bien, dans le métier comme dans la vie en générale. En tant que dessinateur, il a influencé la construction de mes planches, il a passé son diplôme de graphiste. De mon côté, je lui ai amené, peut-être, un côté affectif pour ses personnages. Nous réalisons chacun des BD originales même si un observateur attentif voit bien que nous partageons mes mêmes idéaux : faire des BD moins traditionnelles qui cherchent quelque chose. Bernard est un très bon ami, et un des plus proches que j'aie dans le métier.

Aimerais tu que Buddy soit adapté en film?

J'aimerais... disons que si c'est Robert Redford, oui (rires) mais si c'est pour faire un truc comme "Blueberry", je ne suis pas sûr que je serais comblé. De toute façons, j'y pense très peu.
Nous parlions du dessin animé de "Yakari"... C'est génial que ça soit fait, mais cela n'a pas changé ma vie. Ma vie, c'est de dessiner, mes plus grandes joies c'est quand je dessine. Après, le reste est un plus.

Nous avons essayé trois adaptations de "Jo" pour le cinéma, mais aucune n'a marché. Soit c'était le montage financier, soit c'était le scénario qui ne collait pas. Le cinéma, c'est un autre monde, et l'adaptation en live d'un BD est difficile. La seule adaptation que j'avais trouvé réellement intéressante était celle des premiers "chevaliers du ciel". Je suis un inconditionnel de la BD et j'ai du mal avec les reprises.

La reprise de Spirou de Jigé par Franquin est pourtant mythique.

Oui, malgré mon admiration inconditionnelle pour Jigé, Franquin est un meilleur dessinateur humoristique que Jigé et il a fait du meilleur "Spirou". Il a été question à une époque que je reprenne "Jerry Spring" car je travaillais de temps en temps avec Jigé. Je suis ravi de ne pas l'avoir fait, parce que je pense que personne d'autre que lui ne peut faire du Jerry Spring. Quand Franz a essayé, ça n'a pas marché. Ça n'aurait rien changé si je l'avais fait moi-même. Les reprises valables pour moi, ce sont les Tuniques Bleues par Lambil et Tanguy et Laverdure par Jigé .

Pour revenir à l'adaptation cinématographique, tu as un découpage de planches très cinématographique, on pourrait s'en servir comme storyboard...

Tout à fait, n'importe quel dessinateur de BD peut-être un bon storyboarder. C'est la première étape d'une BD. Ces deux métiers sont très parallèles. Il existe un autre métier, auquel on ne pense pas forcement, qui est très proche aussi de la BD: c'est celui des auteurs de chansons. Ces activités ont un même point commun : on raconte une histoire. Dans l'un avec de la musique et des paroles et dans l'autre avec l'histoire et les dessins. Il y a aussi le théâtre. J'ai travaillé avec un ami sur le scénario d'un pièce de théâtre. J'ai dessiné les personnages et nous avons cherché les acteurs en fonction de mes dessins. Une ou deux fois, mon ami n'avait pas le temps de faire répéter les acteurs, alors je l'ai remplacé, j'avais l'impression d'être dans mon atelier. Au lieu de dessiner, je disais aux acteurs ce qu'ils devaient faire. C'était très amusant.

Peux tu nous raconter l'origine de "celui qui est né deux fois"?

Dans Yakari, il y a des thèmes que nous ne pouvons pas aborder car c'est destiné aux enfants. Parler de spiritualité, de l'arrivée des blancs....C'est impossible. Dans Buddy, le héros est blanc et il ne peut pas correctement en parler. Il fallait donc que le héros soit indien.
Au départ, la série était prévue pour "A suivre..." et Didier Plateau, le directeur de "A suivre..." avait demandé aux auteurs quelque chose plus proche du croquis que ce qu'on faisait dans Tintin ou Spirou. Vu ce que je faisais dans Yakari, il m'a demandé si je n'avais pas une autre idée, connaissant Buddy Longway. Je lui ai dit "Oui!". Je voulais faire quelque chose de plus libre et de plus adulte. C'est comme cela qu'a vu le jour "Celui qui est né deux fois". Mais il a été refusé par Jean Paul Moujin, le rédacteur en chef d' "A suivre...", car il s'opposait à toute idée de spiritualité dans une BD.
Il m'a dit que si j'utilisais une personne capable de dominer psychologiquement les autres, il n'y avait pas de problèmes, mais que si je faisais intervenir autre chose, ça ne l'intéressait pas. Après avoir été accepté et refusé plusieurs fois, j'ai proposé "celui qui est né deux fois" au Journal Tintin. J'ai montré à Guy Deblanc les six premières planches de "celui qui est né deux fois", et il m'a dit c'est "Super! mais quand mets tu les textes?"( rires).
Il voulait résumer les six premières pages en 2-3 pages avec un texte et des illustrations, ce qui ne me plaisait pas du tout. Je suis allé voir Franquin, qui m'a dit que c'était génial et qu'il fallait le proposer au rédacteur en chef de Spirou. Il a tout de suite voulu le prendre, mais j'avais un contrat d'exclusivité avec les éditions du Lombard, donc je devais me référer à Tintin.
Guy Leblanc a fait venir Vernal, qui était rédacteur en chef, et a dit : "Pourquoi a-t-on a refusé "celui qui est né deux fois" pour Tintin alors que chez Spirou, ils le prennent tel quel? Nous allons donc publier cette histoire". Finalement, j'ai été plus payé que pour Buddy Longway grâce à cette concurrence (rires).

Pourquoi des indiens des plaines?

Je ne sais pas. Je pense que graphiquement cela me convient bien. Ils sont beaux, j'aime les chevaux, les grands espaces, les animaux de cette région.

Comment s'est passé ton travail sur cette série?

J'ai eu beaucoup de plaisir à l'écrire, car c'était une histoire que je voulais raconter depuis longtemps. Le livre "Élan Noir", qui est le récit d'un homme médecine qui avait vécu la bataille contre Custer. Ce livre m'a inspiré "Celui qui est né deux fois" et pendant que je dessinais la série, je me posais la question:  "Que sont-ils devenus?  Comment vivent-ils dans les réserves?»
J'avais rencontré quelques indiens qui m'avaient raconté tout ce qu'ils avaient vécu et j'avais lu des témoignages.
Je me suis mis à me documenter et j'ai rencontré des amis français qui allaient régulièrement à Pine Ridge.

Parle de nous de la suite de "Celui qui est né deux fois", "Red Road".

"Red Road" est l'histoire de l'arrière arrière petit fils de "Celui qui est né deux fois", et permet de savoir ce que les indiens sont devenus. Par témoignages, vidéos, livres j'ai pu constater que la vie des indiens à Pine Ridge était pire que pendant les guerres indiennes. A l'époque, ils avaient encore la liberté de sa battre, tandis qu'aujourd'hui c'est impossible de se battre contre le gouvernement américains.
Les indiens n'ont pas la même vision que celle des américains "normaux". On aimerait qu'ils soient intégrés et qu'ils travaillent, or le travail n'est pas un concept de leur culture. Pour eux, la vie cela consistait à chasser sans penser au lendemain... Alors leur parler de boulot fixe et d'assurance maladie (rires)....
Ils ne peuvent pas intégrer cette façon de vivre alors qu'ils ont 10 000 ans de culture derrière eux, où tout se passait bien. La perception de la terre des indiens et des colons était opposé. Pour les Indiens, la Terre Mère n'appartient à personne.
Quand ils sont arrivés, les blancs ont commencé à s'approprier leurs territoires. Maintenant, on maintient les indiens dans des réserves, ce sont des assistés et 80% boivent. Ils ne supportent pas l'alcool car ils n'ont pas d'enzymes comme les nôtres. Si on prend une cuite, le lendemain on peut aller travailler. Eux, il leur faut une semaine pour récupérer. En plus, ils ont l'alcool violent. La plupart du temps cela se finit à coups de revolver. Mais il y a les indiens traditionalistes qui défendent leur conception du monde, ils ont une vision globale de la planète.

Ce qui m'intéressait c'était de voir comment un jeune de 16 ans, pouvait passer de l'état d'assisté qui se soûle, à celui d'indien retrouvant ses racines, son équilibre intérieur et qui devient responsable de sa nation. C'est la même histoire de "celui qui est né deux fois", mais aujourd'hui.
Je voulais aussi montrer qu'une expérience spirituelle, que ce soit il y a 200 ou maintenant, est toujours possible. Il suffit d'une ouverture d'esprit. C'est la BD la plus engagée spirituellement que j'ai réalisée.
Je pense que nous avons tous des racines spirituelles qu'il faut retrouver pour avoir une stabilité propre. Je suis content d'avoir fait cet album dans cette direction car cela correspond à une inspiration réelle, profonde et authentique, que j'éprouve non seulement vis a vis des indiens mais vis à vis de la vie en générale.

Comment s'est passé ton travail de documentation?

Il m'a fallu des années pour trouver la documentation correspondant à la réalité Indienne. Les livres qui parlaient des moeurs des indiens des plaines, étaient censurés aux États Unis. En trente ans, petit à petit, une documentation est apparue, puis j'ai rencontré des indiens et des gens qui étaient en contact avec eux, ce qui m'a conforté à propos de ce que je pressentais à leur sujet.

N'as tu pas l'impression d'avoir été un précurseur dans la réhabilitation de l'indien?

J'ai toujours joué aux indiens et non aux cowboys quand j 'étais petit. Je ne les ai jamais considéré comme des sauvages. Je n'ai jamais adhéré aux films de John Wayne, a part "la prisonnière du désert" qui est meilleur que les autres. J'ai eu deux influences directe : "Corentin chez les peaux rouges"de Cuvelier et Weinhberg où les indiens des plaines sont tout à fait valorisé. Puis il y a "Une Seule Flèche" dans "Jerry Spring", avec l'apache, qui est un très beau personnage. Quand tu as six ou sept ans, cela te marque.

Tu aimes faire des travaux originaux.

Tout ce qui est original m'intéresse dans ce métier. Que ce soit au niveau du découpage, des couleurs ou du scénario ou du dessin, je suis passionné par cela. J'ai envie de prolonger ce que l'on nous a donné. Un "Jigé" a tout dessiné au point de vue des prises de vue, il a tout fait. Nous, les suivants, n'avons fait que développer. D'ailleurs nous en avons parlé ensemble. Il a essayé de faire des incrustés comme moi, mais il me disait qu'il n'y arrivait pas. J'amène une petite pierre à l'édifice et par rapport à ce métier c'est vraiment ce que j'ai envie de faire, jusqu'au bout. J'ai une vision de la BD qui est noble et je veux défendre cette perception. Car ce n'est qu'elle qui peut apporter un plaisir durable, et véritable aux gens.
Quand je vois les lecteurs aux dédicaces dernièrement, me dire "merci" c'est exceptionnel!!!
Il y a un côté affectif très fort avec les gens.

Passons à un sujet léger. Peux tu nous parler des "Ahlalàààs"?

Les "Ahlalàààs" c'est une petite récréation totalement humoristique. Ils sont partis d'une chose très bête. Quand on trempe le pinceau dans le petit pot d'encre de chine, on doit faire deux ou trois traits pour amincir la pointe avant de l'utiliser. Plutôt que de faire tout le temps des traits neutres, un jour, sans savoir pourquoi j'ai dessiné des yeux, un gros nez, des dents et de longues oreilles. C'est devenu un "Ah la la..."

Pourquoi avoir choisi le nom "Ahlalàààs"?

Car je me suis rendu compte qu'on le disait au moins deux ou trois fois par jour si ce n'est plus. Je trouvais amusant de faire des personnages qui s'appellent comme cela.

Comment sont-ils devenus des personnages de BD?

Au début, je les utilisais essentiellement pour de la publicité, des lignes de vêtements, et puis Greg, un jour, a crée Achille Talon magazine. Il a demandé à chacun des auteurs qui y travaillait de faire une histoire inédite pour ce magazine. Je lui ai proposé une histoire:  "l'impossible Ascension" en lui disant que les "" sont tout petits et qu'ils grimpent sur Achille Talon. Cela l'a amusé.
Ils ont été déclinés en peluches. Je les dessinent régulièrement pour des cartes de voeux ou d'autres choses... Mais cela fait longtemps que je ne les ai pas dessiné pour une BD humoristique.
Si je trouvais l'idée de 46 blagues, cela m'amuserait de les reprendre, plutôt que de faire un récit. C'est une récréation et j'ai besoin de toutes les facettes de la BD.

Ils t'ont servis pour "L'aventure d'une BD"?

Pernin et moi nous sommes bien amusés. J'ai été étonné, beaucoup de dessinateurs l'ont pris comme livre de chevet et ont fait de la BD en suivant les indications qui étaient dans cet album.

Ont-ils eu d'autres utilités, ces petits "Ahlalàààs"?

"Ahlalàààs" a été la mascotte de la Fondation pour la Vie quand nous avons édité "Jo".
Nous cherchions de l'argent, car cette BD devait être offerte dans les écoles. Nous devions trouver des fonds. Alors j'ai créé des badges avec des "Ah la la" dans des attitudes différentes. Les scouts de la région sont allés les vendre et ils nous ont pas mal d'argent, ces petits bonshommes!

Peux tu nous raconter la genèse du projet "Jo"?

"Jo" est né de l'intérêt d'un groupe de jeunes, le groupe "Contact" de Lausanne, qui est un groupe qui existe toujours, mais avec des jeunes différents maintenant puisqu'hélas la jeunesse n'est pas éternelle (sourire). C'est un groupe qui s'implique dans la vie de la cité, et à l'époque, il y a à peu près 18 ans, la Suisse avait un triste record de mort par overdose. Des jeunes avaient fait une manifestations, en se couchant sur la place Saint François à Lausanne. Autant de personnes mortes par overdose dans l'année, autant de personnes couchées. Ils se sont rendus compte que cela passait assez mal et que les gens ne comprenaient pas ce qu'ils faisaient. Un des deux adultes qui les encadraient, connaissait bien la BD et il a dit: "Pourquoi pas une BD préventive?". Ils m'ont contacté en me demandant si c'était possible. J'ai tout de suite pensé à "Don Bosco" de Jigé même si cela n'a pas trop de rapport. C'était l'histoire d'un hommes qui aidait les jeunes en difficultés. Cette BD m'avait beaucoup fait de bien. Je me suis alors demandé "Pourquoi ne pourrais-je pas en faire une ?"
Après réflexions, le parcours du combattant a commencé. Quand j'en parlais, tout le monde me disait que j'étais fou de faire une BD sur le sida car "Ça ne plairait à personne".

Comment se sont passées tes recherches et l'élaboration du scénario?

J'ai rencontré des jeunes qui étaient atteint du sida, âgés entre 20 et 30 ans. J'ai pris conscience de la terrible réalité de la maladie. A l'époque, mes enfants étaient petits et je me suis dit qu'ils seraient confrontés à ce problème aussi un jour.
C'est très difficile de parler de la sexualité, du sida, sans choquer les enfants et les jeunes, ou sans entrer dans une intimité très tabous et qui l'est toujours aujourd'hui.
Nous, ce que l'on voulait c'était amener une responsabilisation de la sexualité par rapport aux jeunes. Leur dire qu'avoir un rapport sexuel, ce n'est pas comme manger une pizza à plusieurs.
Une BD, peut amener plus facilement le dialogue. On peux la lire, et parler du contenu sans parler de sa vie. Ainsi, on peut demander "qu'aurais tu fais à la place de...?" même si c'est soi, et qu'on ne le dit pas. L'un des arguments que l'on m'a donné, c'est que lire une BD était plus facile que de lire une brochure. Moi, je voulais que cette BD soit offerte et les gens dans différents systèmes éducatifs m'ont dit:
"Si tu fais ça, elle finira à la poubelle" car il se référaient à leurs expériences quand il distribuaient des brochures sur le sida. Dix minutes après la distribution, les poubelles étaient pleines... Mais on a jamais trouvé de "Jo" dans une poubelle.

Comment s'est passée la réalisation de Jo?

Il a fallu d'abord trouver de l'argent. Pour cela, nous avons créé une fondation. Je ne pouvais pas dire "Derib cherche de l'argent pour une BD", c'est un peu gros (sourire). Avec des amis, nous avons créé la " Fondation pour la vie". Nous avons créé une filiale en France et Belgique, puis nous avons chacun cherché de l'argent de notre côté. En trois ans, nous avons réussi à éditer 1 300 000 BD et les distribuer gratuitement, ce qui est énorme. Nous avons eu quelques problèmes politiques en France, Belgique et en Suisse, mais le contenu de la BD a parfaitement fonctionné avec les jeunes.

Comment s'est passé ta participation pendant la distribution de "Jo"?

J'ai rencontré plus de 10 000 jeunes suite à la lecture de "Jo". Ensuite les professeurs voulaient que je vienne discuter une heure avec les adolescents. C'était super.

Peux tu nous parler de "Pour toi, Sandra" et "No limits"?

"Pour toi, Sandra" est partie d'une initiative du mouvement du Nid. C'est une association en France qui cherche à aider les personnes voulant sortir de la prostitution et se réinserer. Ils font de la prévention auprès des jeunes et ils voulaient un outil de communication. Ils ont lu "Jo" et ils désiraient la même chose, autour de leur thème.
Ils m'ont contacté et au départ, j'ai dit "Non!" car à la suite de "Jo", j'étais fatigué. Puis j'ai rencontré Bernard Lemettre, le président du Nid en France. L'homme qu'il est m'a convaincu. Et c'est comme cela qu'est né "Pour toi, Sandra".
Nous avons procédé de la même façon que pour Jo, mais cette fois ce n'est pas moi qui ai cherché les fonds avec notre fondation, c'est le mouvement du Nid qui l'a financé. La Fondation pour la Vie a soutenu le projet, en Suisse notamment.
J'ai rencontré des personnes prostitués, d'anciennes personnes prostituées, je suis allé sur place. Nous avons organisé un comité de lecture chaque fois qu'un passage épineux du scénario posait problème. Nous en discutions avec des gens qui connaissaient l'histoire jusqu'à cela devienne cohérent.

Et pour "No limits"?

Nous nous sommes rendu compte que nous avions abordé la violence par la maladie, par la prostitution mais pas la violence au quotidien. A l'époque, on parlait de plus en plus de la violence qui pouvait régner à l'école et ou à la maison. Nous avons décidé de faire une nouvelle BD qui serait axée sur tous ces problèmes et qu'on appellerait "No Limits". Cette fois c'est la Fondation pour la Vie qui est l'éditeur. En France, la filiale de la Fondation pour la Vie, présidée par Bernard Lemettre, travaille en faisant des expositions itinérantes dans les lycée avec une distributions des trois BD ("Jo",  "Pour toi Sandra",  No limits") pour faire de la prévention. "No limits" est distribué dès 12 ans, les rackets commencent hélas déjà dans la cour de récréation pour du chocolat.

As-tu d'autres projets dans le cadre de prévention?

Oui, encore sur la prostitution, mais cette fois sur l'itinéraire d'un client, parce que cela n'a pas été abordé. S'il n'y avait pas de clients, il n'y aurait pas de prostitution. C'est intéressant de voir pourquoi ou comment l'expérience d'un client, mène à, si on peut appeler cela comme ça, une accoutumance. C'est un monde glauque mais qu'il est intéressant de développer pour éviter aux jeunes de tomber dans ces pièges. Ce sont des BD dont l'objectif est de permettre le dialogue avec les adolescents.

Est ce que des auteurs t'ont contacté pour t'aider à faire une BD sur un problème quotidien?

Aucun auteur ne s'est adressé à moi pour cela. C'est très difficile de faire un album de ce type. Il faut se plier à des impératifs qui viennent d'ailleurs que de la BD. Quand on fait une BD qui est distribuée à des centaines de milliers de jeunes, on a une responsabilité au niveau du contenu, alors que ce n'est pas le cas avec une BD que les gens peuvent décider d'acheter ou pas. C'est très délicat mais très intéressant.

Toutes tes oeuvres sont imprégnées d'humanisme, d'optimisme, de quêtes initiatiques, recherche de soi, ce sont des thèmes d'après toi important à développer?

Ils ne sont pas importants, ils sont essentiels (rires). Pour moi, être créateur, si ce n'est pas pour servir, c'est inutile. Tous les "grands" que j'ai rencontrés avaient cette ouverture là, avec quelques contradictions. La quête de faire toujours quelque chose de plus beau, de plus grand, c'est l'attitude normale d'une personne. J'éprouve un intérêt quotidien pour la vie. Cela m'intéresse davantage de développer cette forme d'optimisme qui consiste à penser que l'amour peut être une force dans la vie que de faire croire aux jeunes qu'ils doivent réussir, avoir une belle maison, une belle voiture, une belle femme, sinon ils sont malheureux. Réussir sa vie c'est trouver un équilibre en soi et non obéir à un schéma imposé par la société.

Combien de temps passes tu sur une BD?

Cela dépend de la BD. Pour un Yakari, que je pratique depuis 30 ans, je n'ai quasiment plus besoin de documentation, sauf si on travaille avec un nouvel animal. On part alors de photos et j'adapte mon dessin. Je passe en moyenne deux jours pour une planche de Yakari.
Une planche de Buddy Longway, c'est trois jours. Sur une planche d'une nouvelle BD, où il faut recréer touts les personnages, je passe quatre à cinq jours. Plus on avance en âge, et plus on passe de temps sur une planche. Il y a d'abord l'auto critique et aussi une certaine fatigue. Il y a moins l'enthousiasme juvénile à faire ce métier. On a envie de prendre des plages de repos. Quand je travaillais chez Peyo, je pouvais travailler jusqu'à 14 heures par jour, cela ne me dérangeait pas. Aujourd'hui au delà de dix heures, ça devient un peu fatiguant.(rires)

Quels conseils donnerais-tu à un jeune auteur?

Quand on débute dans le métier, on ne pense pas forcement à la concurrence. Au début, on peux bien démarrer, puis après, forcement, on stagne et, à moins d'avoir de la chance, on redescends. Quand on en est là, on ne dessine plus dans le même climat que pendant le succès, la motivation est plus dure. Jusqu'à trente ans, je ne me suis jamais posé la question sur le "pourquoi?" et le "comment?" du dessinateur. Après, je m'en suis posé, du style, "Est ce que la BD que tu vas faire sera meilleures à d'autres BD qui sortent?" "Est ce qu'elle sera vendue?" On se pose obligatoirement ces questions. Avec Peyo, je me posais la question: «Pourquoi ne fait-il pas un nouveau Johan & Pirlouit?" Mais il m'a dit qu'il avait atteint une telle notoriété avec les Schtroumphs qu'il hésitait. Tout ça constitue un ensemble de problèmes qui encombrent et parasitent la création.
Psychologiquement c'est très dur, car pour faire ce métier, nous sommes condamnés à réussir. Nous ne sommes pas formés pour affronter cela.

Quel a été ton plus grand défi professionnel?

"Jo", je pense mais sans savoir que c'en était un au moment où je l'ai accomplis. C'est le plus grand défi que j'aie transformé et je suis content d'y être arrivé. Mais chaque album est un défi (rires). Peut-être que finalement le grand défi c'est de faire de la BD...

Quel ont été tes plus grandes joies professionnelles?

Les premiers albums étaient extraordinaires : Attila, Pythagore, Yakari, c'est évident. Chaque fois que l'on réalise quelque chose de délicat, c'est un grand plaisir de le voir aboutir. Mais la vraie joie c'est de dessiner au quotidien et mon défi c'est de continuer à faire des dessins qui me font du bien, à moi et aux autres.

Y a-t-il des genres que tu voudrais explorer?

J'aimerais tout explorer. Disons... tout ce qui est explorable avec ma personnalité. Je sais que je referais des albums sur des indiens, bien que je ne sache pas quand ni pourquoi. C'est ce que je dessine le mieux, pourquoi m'empêcherai-je de le faire? L'histoire de Kathleen me plaît beaucoup car il y a des évènements dont on a très peu parlé, comme les histoires de jeunes enfants indiens déportés des réserves. Des institutions religieuses ont retiré des enfants des réserves parce qu'ils étaient prétendus vivre sous influence néfaste, car ils n'étaient pas chrétiens. Tout cela n'a été reconnu qu'il y a quelques années, il y a donc tout un thème qui n'a jamais été abordé. Kathleen étant devenu avocate et défendant la cause indienne, c'est un sujet qui lui irait comme un gant. Je ne pense pas à une série mais plutôt à deux ou trois albums de soixante pages qui raconteraient un combat de Kathleen part rapport à tout ça.

Tes projets?

Continuer Yakari, bien évidemment! Ensuite cette BD prévention sur la prostitution et ensuite, peut-être, Kathleen. J'ai aussi une autre idée qui s'appellerait "Indian Spirit". Ce serait un livre d'images, d'émotions, pas forcement avec un scénario très élaboré, mais une thématique générale récapitulant tout ce que l'indien m'a apporté. Une représentation de ce qu'est l'indien pour moi.

Si tu étais un héros de BD?

Je pense que ça se situerait entre Spirou et Fantasio, le marsupilami, Jerry spring,Valhardi.
Un héros multifonctions car j'ai de multiples amours.

Merci et au prochain album qui sera ?

Le prochain sera le trente-troisième Yakari, "Le Marais de la Peur", et peut-être l'album d'images consacré à Buddy "les Saisons d'une Vie".