Olivier Grenson

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interview réalisée en 2006

Bibliographie :

- Carland Cross (Soleil)
- Jack et Lola (Editions Point Image - JVDH)
- Niklos Koda (Le Lombard)

Quand tu étais petit, quel métier voulais tu faire ?

Comme tous les gosses... On a des envies un peu différentes à tous les âges. Quand j’avais 4-5 ans, je voulais être fermier. J’étais originaire de Charleroi, qui est une ville assez industrielle, et nous avions également une maison de campagne entourée de fermes. Les animaux me fascinaient.
Après, j’ai voulu être footballeur, et finalement, vers les 10 ans, être dessinateur. J’avais lu un livre «  comment devenir créateur de bandes dessinées », qui a beaucoup circulé et influencé une grande quantité de dessinateur actuels. J’avais déjà écrit des petits strips mais ce livre m’a convaincu.

Sur quel thème étaient tes premiers strips ?

La première histoire que j'ai écrite était un western d'une trentaine de pages. Je m’étais inspiré de Lucky Luke pour la réaliser.

Quels étaient tes héros de b.d. de jeunesse préférés ?

Lucky Luke, Astérix, Tintin, Gaston, les Schtroumphs... J’aimais surtout la BD franco belge, sans me fixer sur forcément sur un héros précis. J’ai beaucoup aimé Wasterlain, avec son docteur Poche. Son graphisme et son imaginaire ont d'ailleurs bousculé beaucoup de choses.

Tu l’as rencontré ?

Oui, c’est le premier professionnel que j’ai rencontré. J’avais 16 ans à l’époque.
 
Quels souvenirs gardes-tu de cette rencontre ? 

Wasterlain est quelqu’un de très gentil. Il m’a accueilli et m’a montré ce qu’était le métier. J’avais l’impression de m’immerger directement dans la BD.
Cette rencontre m'a permis de voir des professionnels au travail. J'ai réalisé que ma place était avec eux, et cela malgré le regard pessimiste de Wasterlain sur la profession, qui ne m’encourageait pas.
À l’époque où il avait été question que je sois l’assistant de Wasterlain, j'ai rencontré Dany au cours d'un dîner. Dany a un caractère opposé à celui de Wasterlain, ouvert et très optimiste. C'est lui qui m'a donné envie de me lancer dans ce métier.

Comment est tu rentré dans le monde de la BD ?

J'ai eu la possibilité de suivre des cours de BD à l'Académie, le samedi, du côté de Charleroi. Mes parents ne disaient rien mais il était convenu que je devais passer le bac scientifique, « les humanités », comme on dit en Belgique.
Par la suite, j’ai commencé à suivre un cours de BD donné par Eddy Paape, le soir également, toujours à l’Académie. Le jour, je travaillais dans une école de recherche graphique à Lerg. C’est une école pluridisciplinaire, où j'ai approché le cinéma d'animation, qui m'a apporté un nouveau regard . Il y avait aussi le cours de Saint Luc que tout le monde connaît – Berthet y a assisté – mais je voulais enrichir mon côté artistique et toucher à la bande dessinée par d’autres biais.
Pour moi, il était important de garder le contact avec les autres étudiants et en particulier les cours d'Eddy Paap. C'est lui qui m’a proposé de montrer les planches que je faisais au journal Tintin. J’avais déjà présenté des planches chez Spirou, mais sans succès. Cela a été ma première publication, j’avais 20 ans.

Quelle était l’histoire de cette première publication ?

C’étaient deux petits extraterrestres roses qui recherchaient leur frère disparu.

« Aldose et Glucose » ? Comment avais-tu eu cette idée?

L'idée m’était venue pendant un cours de français en rhéto (terminale), où j'avais commencé à les dessiner. Le cours suivant, c’était celui de chimie, qui portait sur les oses – d’où les noms d’Aldose et Glucose.
Après, j'ai développé l'idée en introduisant un troisième frère disparu, nommé Overdose – mes héros étaient des triplés. Ensuite E.T. est sorti au cinéma et ça m’a un peu perturbé... J'ai fini par arrêter. Une petite trentaine de pages avait quand même été publiée.

Ce premier succès t'a encouragé ?

Oui. La BD était une idée fixe pour moi. La seule fois où j'ai hésité, c’était durant la dernière année de mes études artistiques, quand j’ai voulu me diriger vers la réalisation. Je me suis freiné, car je ne voulais pas m’éparpiller. J’ai fais confiance à mes envies profondes et j’ai fait de la BD.

Peux tu nous parler de ton passage à la télévision ?
 
J’ai toujours eu envie de multiplier les approches pour raconter une histoire, sans trop me disperser toutefois. Le métier de dessinateur est un métier assez solitaire, c’est donc important de sortir un peu de chez soi.
À une époque, quand je ne dessinais pas, j’étais animateur de soirée et disc jockey de radio amateur. Un ami m’a averti qu'un casting allait avoir lieu, pour trouver le présentateur d'une petite rubrique de Bande dessinée sur RTL. J’ai donc commencé comme cela, mais quand l’émission s’est arrêtée je n’ai pas continué. Pour présenter cette émission, il était obligatoire que je me tienne au courant de ce qui sortait en bandes dessinées, ce qui était très intéressant.

Quels souvenirs gardes-tu de cette période et quels enseignements en as-tu tirés ?
 
C’était ludique. Se retrouver sur un plateau avec une équipe est une expérience très différente du dessin seul chez soi. C’est sur le plateau que j’ai rencontré Claude Lefranc, au moment où sortait le premier album de la collection « bd détectives ». A l’époque j’avais publié dans Tintin, ainsi que dans Spirou, Circus… J’avais des projets d’album, mais rien de concret. J’ai montré mon travail à Lefranc, qui m’a proposé de reprendre un personnage dans la collection bd dectives : « Carland Cross ».
Au début, il voulait que je dessine Harry Dickson mais cela ne me paraissait pas une bonne idée car il existait déjà une bandes dessinées à son sujet. Nous avons donc décider d'écrire une toute nouvelle histoire, à la manière de Jean Ray, mais avec un personnage original doté d'un peu plus de personnalité.
L'une des raisons pour lesquelles j'ai arrêté Carland cross, c’était qu'il restait un peu trop dans le stéréotype du détective – dans la lignée des grands détectives anglais – à mon goût. Koda est un personnage plus complexe.

Avant Carland Cross, tu avais fait « Jack et Lola » pour le magazine « Circus » ?

Ce travail est également né du hasard d’une rencontre. J’avais été contacté pour travailler sur l’adaptation en BD d’une série télévisé de marionnettes, qui s’appelait « Melvira ». Melvira était la compagne de Phillipe Gelluck ( ndr : l'auteur du « Chat » ) dans Lollipop, la première émission télévisé de Philippe Gelluck. Melvira était une marionnette assez atypique dans le cadre d’une émission pour les enfants (elle crachait, entre autre). Elle a eu un succès énorme et une série télévisée entière lui a été consacrée.
J’ai rencontré l'acteur caché derrière la marionnette, Patrick Chabout. Il travaillait pour un théâtre étrange fantastique, aussi atypique que Melvira (sourire). Il m’a demandé de travailler sur l’adaptation en BD du personnage de Melvira, ce qui ne s'est jamais fait. Par contre, j'ai pu réaliser les affiches des pièces du « Magic Land Theatre».
Je lui ai également proposé de travailler sur le scénario et les dialogues de « Jack et Lola », une histoire où sévissait une jeune femme aussi impertinente que Melvira. Nous avons fait deux histoires courtes de 7 pages, et la dernière a été publiée dans « Circus ». A l’arrêt de « Circus », j’ai naïvement cru que Cavanot, le rédacteur en chef de l’époque, allait me proposer de développer un projet ou une série autour de ces deux personnages.
Cela ne s’est pas fait, et j’ai donc arrêté « Jack et Lola ». Par ailleurs, c'était la période où Lefranc m’appelait régulièrement pour discuter de l'éventualité de la réalisation d'un Harry Dickson.

Comment s’est passée ta collaboration avec Michel Oleffe ?

Très vite, le feeling est bien passé avec Michel Oleffe.
Quand Lefranc m’a proposé de travailler sur Harry Dickson, il m’a présenté Michel Oleffe, qui avait déjà écrit « les nouvelles histoires d’Harry Dickson ».
Il m’a montré l’histoire qu’il avait rédigée pour moi, intitulée « Le Golem ».J’ai tout de suite senti son potentiel graphique fantastique, grâce à une ambiance proche de celle de l’expressionnisme allemand et des films de Fritz Lang. Visuellement, je sentais que j’allais pouvoir me faire plaisir.
D’ailleurs, pour l’anecdote, on retrouve, dans mes premières planches, quelques indices laissant penser que Carland Cross est un petit peu la transposition de Harry Dickson. Je m’étais inspiré de Nicolé le dessinateur des couvertures d’Harry Dickson. Pour les réaliser, il se mettait en scène et retouchait certaines photos. J’étais partis de cette base là pour créer mon personnage, et retrouver cette ambiance.

Carland Cross a été beaucoup comparé aux histoires de Jacobs, qu'en penses-tu ?

C’est vrai, c’est Londres, l’ambiance année 30, le brouillard, mais je ne me suis rendu compte qu’après coup de ce côté Jacobs. Mes références se situaient plutôt au niveau de la littérature ou des films, et je trouvais cela assez comique que les gens se focalisent sur Jacobs à cause de Londres et des années 30…
Oleffe, lui, était très imprégné de l’univers de Jacobs. Il était donc possible de retrouver ses références au niveau de l’écriture, mais pas du graphisme. Par ailleurs, les couleurs, réalisées par Buno Marchand, n’étaient pas travaillé en aplats comme Jacobs le faisait. Jacobs utilisait des couleurs assez subtiles, nuances de rose, de jaune, de mauve, ce que nous ne faisions pas du tout. Notre style était plus dans le camaïeux, les ambiances monochromes. Je dirais que Bruno Marchand s'influençait plutôt de Bilal. Le résultat était un mélange étrange entre un dessin plus ou moins ligne claire, et des couleurs d’un univers complètement différent.

Quel type de documentation avais-tu utilisée à l’époque ?

Des photos des années 30 en noir et blanc. Certains films aussi pour le cadrage, la lumière. Il y a aussi le plaisir d’inventer…
Ma base est très classique, très franco belge. Avec Carland Cross, j'ai fais mes premiers pas dans le côté réaliste - même si à Aldose et Glucose avaient succédé quelques histoires réalistes réalisées pour le journal Tintin.
Pour Carland, un véritable travail de documentation était nécessaire, ce qu’à l’époque j’avais un peu sous estimé. Si je devais le refaire, je m’en occuperais autrement. Je prendrais plus de liberté graphique mais avec une base documentaire plus importante.

Comment est venue l’idée d’une adaptation télévisée ?

Au départ, tout a été déterminé par une rencontre avec un ami qui travaillait dans la post-production. Il avait vu les petits courts métrages que j’avais fait quand j’étais étudiant et il m’a demandé pourquoi je ne ferais pas la même chose pour Carland Cross. Ma première réaction a été de me demander qui serait intéressé par un dessin animé sur un personnage inconnu proche de Blake et Mortimer - ces personnages mythiques qui n’existaient pas encore sous forme de dessin animé. Une boîte de production qui veut travailler sur un personnage vivant dans le Londres des années 30, s’intéressera plus à des personnages déjà bien connus. Mais mon ami a insisté. Il voyait un potentiel dans Carland Cross.

Comment avez-vous présenté le projet ?

Nous avons filmé les cases de l’album et ensuite nous avons réalisé un petit animatic avec un montage assez dynamique et une bande son professionnelle. Nous avons réussi à motiver des producteurs pour faire un pilote. J’ai travaillé sur le pilote en dessinant des model sheets des personnages, en rectifiant quelques dessins et finalement nous avons abouti a un pilote de quelques secondes. Ce pilote de quelque secondes a davantage encore motivé les producteurs et s’est transformé en un pilote de trois minutes. A partir de ce pilote de trois minutes, nous avons démarché auprès des différentes chaînes.
Étonnamment, TF1 et Canal + ont été intéressés, et le budget est monté assez vite. La maison de production, Déclic Cartoon, n’avait jamais vu le budget d’une série de 26 épisodes aussi rapidement bouclé Nous étions complètement dépassé par la situation.
J’avais fait que quelques models sheets, mais je n'avais pas envie d’arrêter la bande dessinée pour autant. Je n’ai donc pas suivi la production, mais j’avais un droit de regard – pas de véto. Les réalisateurs ont toujours très peur des auteurs, car ceux-ci, pouvant craindre que leur univers soit dénaturé, sont volontiers perfectionnistes. C'est la raison pour laquelle je n'avais qu'un droit de regard. Par ailleurs, la production travaillait avec différents studios : les Armateurs à Paris, le studio d’Angoulême, des studios étrangers…c’était impossible de tout voir.
Ce qui était intéressant c’est que pendant que je travaillais sur un album, je recevais beaucoup de scénarios ou de projets. Je devais les lire et les corriger. C’était amusant, car comme beaucoup d’histoires nouvelles étaient écrites, l’univers prenait des dimensions énormes.

Quel était la cible de public choisi ?

C’est là qu’il y a eu malentendu. Plusieurs directions ont été prises. Lorsque j’avais fait mes model sheets, ils étaient proches de mon dessin, assez réalistes.
Au final, les designs ont été retravaillés un peu plus carrés. Je n’avait pas d’expérience dans le dessin animé de production et il fallait donc réadapter les model sheets pour qu’une centaine d’animateurs puissent y travailler facilement. Ensuite, certains dessinateurs on rajouté une touche un peu plus cartoons dans le mouvement, et là une question cruciale s'est posée. Nous avions le choix entre prendre une voie réaliste ou une voie cartoon. Je trouve que nous avons fait le mauvais choix. Nous aurions dû prendre la voie cartoon. Même si elle prenait de la distance avec la BD, ce n’était pas grave puisque celle-ci n’était pas assez connue pour qu’il y ait des répercussions.
Au final, les dessins semblaient un peu raides, figés, difficiles à animer.
L’idée originelle était de passer le dessin animé en prime time, c'est à dire pour un public adulte, mais cela ne s'est pas fait. En cours de production, la série a été réorientée pour un public plus jeune, avec pour objectif une diffusion vers 7h du matin. Il a fallu faire un compromis entre de l’horreur fantastique pour adultes et le côté « dessin animé du matin » pour enfants.

Cette prolifération de scénarii pour le dessin animé a-t-elle influencé la bande dessinée ?

Non, car pendant ces deux années de productions, je me suis rendu compte que je n’allais pas faire cela toute ma vie. J’ai été dépassé pas les événements. Passer d’un pilote pour s’amuser à une production de 26 épisodes par TF1 et Canal +, c'est très surprenant. Je craignais d’être enfermé dans un succès, je n'avais pas envie de travailler toute ma vie sur cette série.
J’avais envie de travailler avec d’autres personnes. À l’époque, j’avais déjà rencontré Jean Dufaux, avec qui j’avais envie de développer un autre univers. Tout était clair pour moi. Je m'étais dis : « Si Carland Cross a du succès, il continuera en tant que dessin animé, mais pas en BD. »
D'ailleurs, à la fin du 6ème tome, que j’avais réalisé au cours de l’année de production, j’ai débuté un projet avec Stephane Desberg, mais il n'a pas abouti.

Pourquoi ?

Nous nous sommes aperçu que quelque chose n’allait pas dans notre collaboration. Du coup j’ai écris un septième Carland Cross, « Les pendus de Manhattan », en me disant que c’était le dernier. Lorsqu'il a été achevé, j’ai appelé Jean Dufaux pour lui dire que je terminais Carland Cross et que j'étais disponible. C'est ainsi que j'ai démarré Niklos Koda.

Carland Cross a été réédité chez soleil, as-tu choisi ton successeur ?

Michel Oleffe a été déçu que la série s’arrête. Pour ma part, je désirais une nouvelle collaboration mais je n’avais pas envie de laisser Michel en plan. Je lui ai dit : « Si tu veux continuer la série, je n'y voie pas d'inconvénient. Le personnage meurt avec moi et ressuscite avec un autre dessinateur ».
Micel Oleffe a eu du mal à trouver un nouveau dessinateur. Finalement, j’ai rencontré Isaac Wens. J’avais lu un de ses livres, « Robert le diable », que je trouvais assez extraordinaire, avec une ambiance qui collait bien à l’univers de Jean Ray. Son trait était très différent du mien, mais il avait un gros potentiel. Je l’ai appelé et je l’ai présenté à Michel Oleffe.
Peut-être que le projet a démarré un peu trop vite, chez Soleil, mais d’un autre côté, nous étions sous pression, car Claude Lefranc nous a un peu poignardés dans le dos, en essayant de placer le personnage chez un autre éditeur avec un autre dessinateur sans nous en parler. Il voulait faire une suite de son côté, en s'appuyant sur le fait que lors de la signature contrats, il s'était mis co-auteurs. C'est ainsi que se forge l'expérience... (sourire).
 
Comment as-tu rencontré Jean Dufaux ?

Nous nous connaissions depuis un certain temps avant de commencer Niklos Koda. Nous avions envie de travailler ensemble, mais je ne me sentais pas encore à la hauteur. J’avais besoin de mûrir mon trait avant de travailler avec son univers.

Comment est né le personnage de Niklos Koda ?

J’avais envie de travailler sur une vraie série, pas un one-shot. Pour moi la BD c’est des aventures, des histoires récurrentes... Il faut avoir un personnage et développer sa personnalité petit à petit.
L’idée avec jean, c’était de débuter la série avec un personnage un peu lisse, un peu caricatural et d’amener petit à petit le lecteur à découvrir une personnalité plus complexe.
Nous avons commencé à discuter de nos désirs respectifs concernant la série. Elle allait s’inscrire dans le monde contemporain, la diplomatie, l’espionnage, et la magie, dont le rôle est de donner une impulsion. Nous n'inventions rien, mais nous comptions sur le mélange espionnage-magie pour apporter quelque chose de neuf.
Jean avait remarqué un point important de mon dessin, qui n'apparaissait que dans mes carnets de croquis, et pas dans mes BD. Il s'agit de ma façon de dessiner les femmes, qu'il m'a conseillé de développer. Le côté séducteur de Koda vient de là, car nous voulions aborder des relations complexes entre les hommes et les femmes.

Qu’est ce qui te plaît le plus dans cette série ?

Il y a beaucoup de choses qui me plaisent. Ce qui m’intéresse, c’est la manière de transcender le réel. On le transcende d’autant mieux qu’il y a cet élément ésotérique qui amène un univers étrange, pourtant ni fantastique ni ésotérique. Un univers proche de Koda.
Jean et moi amenons nos personnalités dans cet univers. C’est cette osmose entre nos deux intentions qui fait tout le charme de Koda.
L'univers de Koda a une couleur propre, que l'on perçoit à travers les dessins, et notamment la page de garde, que je travaille de façons picturale. Ainsi est annoncé le côté un peu étrange, fantastique, où tout est laissé à l’imprévu.
A tout cela se superpose une quête familiale. Koda est à la recherche de sa fille. C’est le côté humain. Pour le côté « aventure », il y a l'espionnage, et pour le côté ésotérique, la magie.

As-tu rencontré des difficultés particulières d’un point de vue graphique ?

Dès le départ, j’ai voulu prendre mes distances graphiques avec Carland Cross.
Par ailleurs,je n'avais auparavant pas eu l'occasion de travailler sur la mise en scène de personnages féminins. C’était un challenge.
Par exemple il y a le personnage d'Aïcha Feroz est une belle femme, avec un caractère fort et une poigne de fer, surtout pas une potiche. J’ai du chercher un physique, sans verser dans le stéréotype, qui rappelle les origines nord africaines de son nom et qui évoque cette force de caractère.
Le vrai challenge, c’est de donner une âme aux personnages de papier.
Il y avait le regard de Jean aussi. C’est ce regard extérieur qui est intéressant dans une collaboration.

Vous discutez ensemble des scénarios avec Jean Dufaux ?

Bien sûr ! C’est très important de ne pas être qu’exécutant. Il faut un échange. Quand Jean travaille une histoire il l’écrit pour une personnalité, celle du dessinateur avec qui il travaille. Il choisi le scénario qui fera ressortir les qualités, les spécificités du dessinateur.
Le scénario est primordial dans l’évolution d’un dessinateur et je n’ai pas la prétention de dire que je génère des idées avec mon trait, mais toutefois j’amène quelques touches de temps en temps. Avec une histoire moins ambitieuse, moins forte, mon dessin aurait moins évolué.
En outre, l’amitié est importante dans une collaboration.

As-tu un personnage préféré dans cette série ?

Il y en a plusieurs…Surtout qu’ils ont tous évolué. Koda n’avait pas beaucoup de profondeur au début mais à partir du quatrième, cinquième album, il devient attachant grâce à son passé. Par contre Antioche, qui est un peu le contre-pied de Koda – pas son faire valoir, mais plutôt son mentor – est vite devenu pour moi, un personnage attachant.
J’aime bien Nina aussi, la punk. Un personnage atypique qui, hypnotisée par Kandar, va avoir un rôle important dans la série.

Que penses tu des différentes manières de coloriser ( couleur directe, ordinateur…) ?

La BD est un carrefour de cultures qui s’entrecroisent : les mangas, la BD italienne… Les approches de techniques aussi se diversifient. Ce qui est intéressant, c’est cette diversité, car elle nourrit la BD.
La BD indépendante c’est également bien développé. Même si je travaille sur une BD qui se veut populaire j’aime me nourrir de choses qui n'ont apparemment rien à voir. Le mélange est très important dans la culture.
Concernant les couleurs, lorsque je traite des flash-backs par exemple, j'ai l’opportunité de travailler en couleurs directes ou sépia.
J’aime faire de la couleur directe, parce que ça permet de travailler l’image, le dessin, par rapport aux lumières. En noir et blanc, on peut penser pouvoir rajouter de la lumière avec la mise en couleurs mais ce n’est pas la même chose. J'ai effectué ma première tentative à l'occasion d'un flash-back dans Koda, ce qui m’a permis de rajouter de la lumière. C’était un retour en arrière de 10 ans, en Toscane, sous le soleil, et donc avec une lumière particulière, qu'il n’était pas intéressant de faire en sépia. On quittait Prague sous la neige, avec des couleurs en noir et blanc, des monochromes bleu et blanc assez doux, et on basculait dans une ambiance très colorée en couleur directe, avec une impression de voile. Je trouvais le changement intéressant au niveau narratif. Par contre, j'évite les modifications au niveau graphique pour ne pas perturber le lecteur.
J’ai aussi le projet de travailler sur un one-shot en couleur directe, mais il y aura auparavant deux Koda, qui se passeront à Barcelone.

Le principe de l’histoire en deux parties évite de frustrer trop le lecteur...

Oui, nous nous sommes aperçu que 46 pages, c'est un peu trop juste, surtout si les personnages évoluent et prennent des positions inattendues. Le scénario est un puzzle qui se met en place petit à petit.
La magie et ses faux semblants, l’espionnage et ses machinations, tout cela demande de la place. Par exemple, pour Magie Blanche, il manquait encore des choses importantes au bout des 46 pages. Jean a rajouté six pages. Ensuite, comme les albums sont constitués de cahiers de huit pages, je suis monté jusqu'à huit planches de plus que le scénario original. L’idée des 54 pages a ici été une très bonne idée, mais il ne faut pas oublier que l’éditeur veut un album par an. Nous avons donc décidé de revenir à deux albums de 46 pages pour le prochain cycle.

Combien de temps passes-tu sur une planche en moyenne ?

Je dessine assez vite. Le premier jet est intuitif et spontané. Ensuite, c'est du perfectionnisme : il faut trouver le bon cadrage, la bonne expression. Je fais toute une série de croquis différent pour chaque personnage, et je fais aussi de temps en temps des propositions de découpage.
Jean amène un découpage avec son scénario assez précis, je peux me reposer dessus. Ce qui est important pour moi, c’est la mise en scène, le décor... Sinon la réalisation est assez rapide : je mets maintenant 3 jours à réaliser une planche, que ce soit en noir et blanc ou en couleur directe.

Tu donnes des cours de dessins…

Oui, depuis 16 ans, dans une école supérieure artistique. Au début, j’ai commencé à donner des cours de dessin sur modèles vivants et puis j’ai donné des cours de narration et de bande dessinée.
C’est un bon équilibre. Tantôt je travaille seul à la maison, tantôt je rencontre des étudiants qui veulent raconter une histoire. L'école où j'enseigne est pluridisciplinaire, donc la BD n’est pas nécessairement mon cheval de bataille.
Les cours m'obligent à me remettre continuellement en question dans un contexte d'arts plastiques contemporains. Je reste donc à l’éveil, et les étudiants m’apprennent beaucoup de choses. Cela me bouscule et m’évite une vie trop routinière.

As-tu déjà eu des échos d’étudiants ayant lu tes BD ?

Les étudiants sont diplomates (sourire). Ils n’osent pas trop critiquer. Je ne fais pas la publicité de ce que je fais et je ne veux pas leur imposer un style. Ce qui est important c’est de faire ressortir leur personnalité propre.

Quels conseils donnerais tu à un jeune dessinateur ?
 
D’avoir envie…Il faut qu’on ait envie de raconter une histoire. Il ne faut pas juste vouloir être médiatisé. Je n’ai pas encore raconté d’histoire mais j’ai cette envie au fond de moi.
Il faut aussi être prêt à fournir beaucoup de travail et un investissement personnel énorme.
Et surtout il ne faut pas oublier que les rencontres sont très importantes. On ne se réalise pas tout seul.

Si tu écrivais un scénario, quelle genre d'histoire voudrais tu réaliser ?

Pour le one-shot que je voudrais écrire, j'ai envie de faire une histoire plus sociale, un genre où l'on m'attend moins. Je voudrais m'inspirer des films de Ken loach, où la fiction est plus évacuée avec des dessins encore plus réalistes. Pour l’instant ce n’est qu’un projet.
D'autre part, j'aimerais écrire une histoire qui ai un aspect surréaliste, symbolique.
Le dénominateur commun c’est la réflexion autour de la démocratie, d’un régime totalitaire, de personnages. Ce qui m’intéresse le plus dans une histoire, c'est de parler des personnages, montrer leurs psychologies complexes.
J’ai d’autres idées, mais il ne faut pas se disperser.

Que penses-tu de la magie ?

Elle me fascinait quand j’étais enfant. Ce qui est intéressant dans la magie c'est l’aspect ludique, le côté merveilleux du magicien qui fait apparaître le lapin. Mais il y a aussi un côté plus obscur, la manipulation, qui fait penser à celle des grands de ce monde pour le pouvoir.
La magie n'est ni blanche, ni noire, elle est neutre, c’est l’intention de son pratiquant qui va lui donner sa couleur.
A travers Koda, elle se rapproche de la philosophie bouddhique, que j'aime. Elle vient aussi du symbole cosmique chinois, le Yin et le Yang où il y a un peu de noir dans le blanc et inversement.

Que penses-tu de la production de bande dessinée actuelle ?

La multiplication des maisons d’éditions est une bonne chose : cela permet de donner leur chance aux jeunes talents ou aux auteurs qui veulent expérimenter une méthode de dessin ou un sujet qui sorte du cadre classique.

Pour quand un cross-over Niklos Koda-docteur Poche ?

(rires) jamais. C’est tellement éloigné….

Si tu étais un héros de bandes dessinées ?

Je serais Corto Maltese (sourire). J’aime beaucoup. Pour moi, il représente l’aventure avec un grand A.