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De la suite dans les idex

Depuis que j'ai quitté la France, j'ai eu beaucoup moins l'occasion de discuter de l'avenir de la recherche dans notre joli pays. Mais depuis que j'y suis revenue, je me rends compte à quel point la situation a évolué, et à quel point on marche sur la tête. Le gouvernement a "de la suite dans les idex" (non, l'expression n'est pas de moi).

Qu'est-ce qu'un "idex"? D'après ce que j'ai compris, c'est un "pôle d'excellence", espèce d'énorme centre de recherche chargé de produire de la connaissance des brevets, de la compréhension, du pognon, de la transmission de savoir, de la publication au kilo. Le but du jeu? Regrouper dans ces pôles les chercheurs les plus productifs pour faire grimper la cote de la France dans le "classement mondial des universités" de Shanghai, et que notre président puisse se la péter en face des autres à ses réunions petits-fours.
Pour rappel, "Le classement de Shanghai compare 1200 institutions d'enseignement supérieur sur la pondération de 6 indicateurs, tous liés à la recherche. Cinq de ces indicateurs ont un effet de taille : à qualité égale, plus le nombre de chercheurs est grand dans une institution, plus sa note sera élevée." nous dit wikipedia. Donc, pour grimper dans le classement et briller en société, regroupons, regroupons.

Regrouper n'est pas très grave (c'est inutile, les chercheurs savent très bien travailler ensemble même quand ils ne sont pas au même endroit, ils n'ont pas attendu Sarko, merci), mais ce n'est pas la seule mesure qui sera appliquée. Pour le prix de monter dans des classements absolument inutiles, on sacrifie l'indépendance de la recherche, puisque les universités ne seront plus gouvernées par un conseil formé d'un groupe démocratiquement élu de ses acteurs, mais d'un groupe de gens extérieurs nommés arbitrairement. On sacrifie le sens même de la recherche, puisque l'acquisition des savoirs et la transmission des connaissances sont des valeurs dénuées de valeur marchande, et que la valeur marchande est tout ce qui intéresse ceux qui nous dirigent. Et toutes ces décisions ont été prises, bien sûr, sans demander leur avis aux universitaires, qui se sont retrouvés dans la délicate position de "participe ou reste à l'extérieur et crève." Comme le dit avec beaucoup de justesse Jean-Paul Malrieu au sujet de l'idex toulousain (texte ci-dessous, 13 mars), ne pas participer c'est se tirer une balle dans le pied, donc "on perd son âme pour sauver son pied."

Allons-nous approuver le projet « Idex » toulousain, censé définir le cadre dans lequel s’exerceraient la production et la transmission de connaissances, fonctions traditionnelles de l’Université ? L’avez- vous lu ? Ce texte, de conception confidentielle, a été d’abord écrit en anglais, avec l’aide bien rémunérée d’une entreprise d’industrie du management (car les universitaires ne savent apparemment plus écrire par eux-mêmes leurs intentions). Il faut le lire : il signe la fin d’une tradition académique multiséculaire de collégialité, de liberté de la recherche, d’indépendance et d’une certaine confiance entre pairs. Il instaure le soupçon, la mise sous surveillance par des juges externes au profil non défini. Partout sont brandies les menaces de sanctions et de dégradation (la perte des étoiles). « Surveiller et Punir », était-ce à ce programme que devait aboutir la LRU, supposée rendre leur autonomie aux Universités, à cette caporalisation impérative ? A la signature d’un Pacte contraignant, irréversible, d’application immédiate, et qui ne serait pas révisable ?

Quelles justifications à ce projet ? Etre visible depuis Shangai, ce qui plairait au Prince, et aux médias, mais ne garantit en rien une meilleure contribution globale à la production de connaissance. Et émarger aux intérêts du Grand Emprunt. La recette ? D’abord agréger, faire plus gros. Mais ensuite dégraisser, en définissant une élite « étoilée ». Aucune réflexion sur la dynamique réelle qui fait émerger les idées nouvelles d’un tissu de laboratoires raisonnablement irrigué, la concentration des moyens sur un périmètre d’excellence pourvoira à tout.

On notera d’un côté les prétentions ubuesques d’une programmation à la soviétique, qui fixe pour 2021 le nombre des scientifiques les plus cités, le nombre de médailles d’or et d’argent, celui des membres de l’IUF, qui veut augmenter de 10% le pourcentage de coproductions internationales, multiplier par 2 le nombre des brevets, par 36 leurs revenus et par 4 le rythme du nombre des start- up crées. Toulouse augmentera même sa part dans la production scientifique nationale ! Qui sait quelle fraction de ces objectifs sera atteinte ? Ce qui par contre est institué, et accessible, c’est la sacro-sainte mobilité : plus de recrutement ni de promotion internes. Maîtres de Conférences méritants qui pensiez prétendre à développer sur place vos projets déjà bien engagés, renoncez-y, prévenez votre conjoint qu’il ou elle doit renoncer à ses propres plans, ou divorcez. Plus de postes sécurisés pour les jeunes enseignants, qui devront vivre 2 fois 3 ans dans l’inquiétude d’un possible renouvellement. L’hypothèse implicite à la base de cette règle c’est que l’angoisse est le moteur de l’efficience. Ce texte repose sur une dogmatique néo-libérale qui se passe de toute démonstration (l’Espagne, qui fonctionne, pour des raisons culturelles, sur l’endo-recrutement, connaît pourtant un bel essor scientifique), qui ne fait aucune place ni au doute ni à la tolérance, et fait fi de la part de sérénité nécessaire à une recherche un peu profonde. A la lecture de ce texte on a l’impression que l’excellence autoproclamée des « éminents » se mesure au nombre des branches médiocres qu’ils auront coupées. Il y a déjà de l’indécence à brandir son excellence. Mais ce texte laisse transpirer de lamentables voluptés punitives.

Mais qui soutient, activement ou passivement, un pareil projet ? Au poste de pilotage des doctrinaires, pressés de brandir le fouet stimulant de la compétition pour réveiller un monde académique supposé assoupi, alourdi des inerties de la médiocrité. Derrière eux des responsables mus par leur sempiternel réflexe de bons élèves, toujours prêts à lever le doigt quand le Maître demande : « qui saurait faire ? ». Puis des inquiets qui craignent qu’un refus de jouer au jeu de l’excellence ne les désigne comme médiocres. Enfin tous ceux qui croient devoir prendre rang dans la file alignée devant le robinet d’un possible financement. Parce que, disent-ils, ne pas se porter candidat « serait se tirer une balle dans le pied ». On perd donc son âme pour sauver son pied.

Et puis nous, la majorité, déjà si accablés d’enseignements en détresse d’étudiants et de tâches administratives, obnubilés par la rédaction de nos candidatures à des contrats de plus en plus aléatoires, pressés d’écrire le nième article nécessaire au maintien de notre notation par l’AERES. Si stressés, si obscurément désespérés que nous ne prenons pas le temps de lire les plans de l’usine à gaz sous surveillance panoptique où nous sommes supposés vivre, ou tuer, le métier de passion que nous avions choisi.

Tous les détails de la formation de ces idex/labex sont expliqués ici : "L'idex expliqué à mes parents, beaux parents, oncles et tantes..."

Gagner des médailles, déposer des brevets, publier au kilomètre... Quelle place reste à la profondeur là-dedans? Quelle place à une recherche qui prend des risques, notamment le risque de se tromper, ou de débroussailler des champs nouveaux, de façon patiente et méticuleuse, quitte à ce que ça ne donne rien d'exploitable économiquement, du moins dans l'immédiat? D'autant que cette course à la performance a déjà produit son lot de bizarreries... Par exemple, en écologie, la tendance est à ce que seuls les résultats publiables sont les résultats dit "positifs". Pourquoi? Pour satisfaire les exigences éditoriales de journaux cherchant à vendre ce qui leur semble le plus "intéressant". C'est à dire que si je pose la question : "Est-ce que les présidents de la république ont un QI différent de celui d'une larve de moule?", je ne pourrai publier mes résultats que si ils mettent en évidence un résultat statistiquement significatif - que ce soit dans le sens de l'homme ou de la moule - mais pas si je trouve que les deux sont identiques, car il y aura alors deux interprétations possibles: soit effectivement les deux sont identiques, soit ils sont trop faiblement différents pour que je le détecte.
Partant de là, une quantité énorme de résultats pourtant intéressants (ne serait-ce que parce qu'ils montrent que certaines questions ont déjà été posées) dorment dans des tiroirs. Pire, regarder l'ensemble des publications fausse la perception que l'on peut avoir de la réalité du vivant, puisque les résultats négatifs, qualifiés de "faibles" parce qu'ils sont plus délicats à interpréter et ne permettent pas de trancher simplement les questions, sont occultés. Ainsi, un chercheur qui aura eu la malchance (oui, la malchance, puisqu'on ne peut pas prédire à l'avance la réponse à une question scientifique, sinon quel intérêt de la poser?) d'avoir plusieurs fois de suite des résultats négatifs, parce qu'il aura aussi osé prendre des risques, se verra mal noté puisqu'il n'aura pas pu publier. Alors qu'il aura travaillé autant et aussi bien qu'un autre. Et son travail, pourtant porteur d'enseignements, restera inconnu.

Pourtant, au delà de cette course à la publication, aux brevets, au bling-bling, certains tirent la sonnette d'alarme. Des contestations montent, demandant un retour aux valeurs fondamentales de la recherche, une prise de temps pour réfléchir, une "slow science"  "désexcellence", "science lente" qui privilégie la qualité et la réflexion sur la quantité et remet la recherche dans ce qu'elle devrait être: le plaisir et la créativité. Parce qu'il est clair que ni un Darwin ni un Einstein n'auraient eu le loisir de développer leurs idées dans un contexte tel que celui que nous sommes en train de mettre en place.

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