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L'évolution du vivant expliquée à ma boulangère

    Chapitre 2    
Comment le polymorphisme génétique apparaît-il?
2008-06-25 / 2009-03-04


Jusqu’à présent nous avons vu comment la sélection naturelle (ou sexuelle), la dérive génétique et les flux de gènes permettent de modifier les fréquences des allèles dans une population, et donc comment ils modifient les caractéristiques des individus de cette population au cours des générations. Les caractéristiques modifiées peuvent concerner la morphologie, la physiologie, le comportement, tous les traits pour lesquels la génétique peut jouer un rôle, même partiel.
Mais nous sommes toujours partis d’une population génétiquement polymorphe, c’est à dire possédant plusieurs allèles* pour chaque gène. Comment apparaissent donc ces nouveaux allèles, ce polymorphisme ? C’est le phénomène de mutation.
Quand une cellule se divise, elle doit répliquer toute l’information génétique qu’elle contient, afin que chaque cellule-fille puisse fonctionner. Le système de réplication de l’ADN, bien que très bien fait, n’est pas infaillible. Il s’y produit régulièrement de petites erreurs, aléatoirement, c’est à dire au hasard. La notion de hasard est très importante. Cela signifie qu’une mutation se produit indépendamment du fait qu’elle apporte un avantage ou pas.
Nous avons vu que, quand on observe un phénomène, il peut appartenir à trois catégories. L’une de ces catégories est le système aléatoire. C’est le cas d’une pièce que l’on jette en l’air. Chaque face a une chance sur deux d’apparaître (c’est sa loi de probabilité), mais la face qui tombe est indépendante de la volonté de la personne qui regarde.
Rappellons-nous la structure de l’ADN. L’information de l’ADN est portée par une sorte d’alphabet à quatre lettres (les bases azotées sont les molécules-lettres : adénine, cytosine, guanine et thymine). La suite des molécules qui forment ce fragment est comme une « phrase » d’information. C’est une séquence.
Exemple de séquence : ATTGCCATAATCGCTATTTATATATCGA...
Pour les mutations, on sait que chaque base, lorsqu’elle est recopiée par une cellule, a une probabilité (infime) d’être modifiée par erreur. Un A à la place d’un T, par exemple, ou carrément l’insertion ou le retrait d’une séquence de plusieurs dizaines de paires de bases au mauvais endroit. À cause de la chimie de la réplication, certaines erreurs sont plus probables que d’autres... Mais toutes sont imprédictibles.
Les erreurs peuvent être dues à des erreurs de copie par la machinerie de la cellule - aucune enzyme n’est à 100% efficace, dans aucune espèce, mais aussi à des agents chimiques ou physiques, nommés « mutagènes », c’est à dire augmentant le risque d’erreur de copie. Il existe un système pour réparer ces erreurs, mais ce système non plus n’est pas infaillible. Certaines cellules-filles sont donc différentes de la cellule-mère à cause d’une de ces mutations aléatoires. Un nouvel allèle est apparu !
Bon, c’est le moment de consacrer un passage spécial aux fans des X-men, et de Spider-man... Moi aussi, j’aime bien les X-men et Spidey. Mais leurs scénaristes n’avaient rien compris au phénomène de la mutation et les cinéastes actuels pas davantage.
Les mutations se produisent lors de la division d’une cellule, ou alors si elle entre en contact avec un agent « mutagène » qui va abîmer l’ADN directement. Dans notre corps par exemple, comme les cellules se renouvellent, et donc se divisent, sans arrêt, les mutations peuvent se produire n’importe où, dans le bras ou dans les poumons. En général, si elles sont trop modifiées, elles ne sont plus reconnues comme faisant partie du « soi », et le système immunitaire élimine les cellules mutantes.
En irradiant un humain, ou en lui faisant subir n’importe quoi de mutagène... eh bien, si des mutations se produisent, elle ne toucheront que quelques cellules de son organisme. Et ce sera à chaque fois une mutation DIFFÉRENTE ! Vous imaginez la catastrophe ? Il est statistiquement impossible d’avoir deux fois la même mutation dans deux cellules différentes. Et si un être humain se retrouve dans ce cas, ce n’est pas des pouvoirs magiques qu’il développe... mais des cancers.
D’une manière générale, on distingue deux types de mutations : les mutations qui touchent les cellules sexuelles et les mutations « somatiques » qui touchent les cellules non impliquées dans la reproduction.
Pour qu’une mutation soit présente dans toutes les cellules du corps, il faut donc qu’elle ait été présente dans la cellule-œuf, c’est à dire dans une cellule sexuelle d’un des deux parents, sinon, elle ne touche qu’une partie de l’organisme ! Bref, des fois, il vaut mieux laisser son cerveau à l’entrée des cinémas.
Revenons à nos mutations. Comme nous l’avons vu plus haut, tout l’ADN d’une cellule n’est pas utilisé par la cellule. Certaines parties ne « servent à rien », on les appelle des « séquences neutres » : si elles sont modifiées par des mutations cela ne change rien à la chimie interne de la cellule, qui fonctionne comme si rien ne s’était passé. D’ailleurs, même dans les gènes, toutes les portions d’ADN n’ont pas forcément la même importance. En effet, dans les enzymes par exemple, seule une petite partie de la molécule a une réelle fonction, c’est le « site actif ». Une mutation touchant le site actif aura donc un effet important (souvent en supprimant sa fonction, ce qui est généralement défavorable, mais pas toujours). D’autres séquences importantes sont les éventuelles séquences de « régulation » des gènes: elles ne sont pas codantes mais elles modulent l’expression des gènes. Les mutations qui ont lieu en dehors de ces régions particulièrement importantes seront le plus souvent sans aucun effet : ce sont des mutations neutres.
Il est important de noter que les mutations se produisent indifféremment dans les séquences neutres et non-neutres de l’ADN. Par contre, les séquences d’ADN neutres donnent souvent l’impression d’évoluer beaucoup plus rapidement que les autres, comme si les mutations y étaient plus fréquentes. Ces séquences sont potentiellement très variables entre les individus, tellement variables que l’on s’en sert par exemple pour les tests de paternité. C’est très pratique, car là où il n’y a par exemple que trois allèles pour le principal gène des groupes sanguins, on en trouve des centaines pour certaines séquences neutres ! Est-ce que les mutations sont vraiment plus nombreuses dans ces séquences ? Non, cette illusion vient de la sélection naturelle. En effet, elle n’agit pas sur les portions d’ADN qui ne servent pas à produire des protéines, ou à réguler cette production, donc les mutations dans les séquences neutres donnent des allèles qui évoluent par dérive uniquement. La perte de variation est donc moins importante que pour une séquence non-neutre, un vrai gène par exemple, ou une séquence de régulation, dont les mutations altérant la fonction risquent d’être contre-sélectionnées.
Étudier ces séquences neutres a donc un grand avantage : cela permet de mesurer la fréquence d’apparition des mutations et ensuite de dater certains évènements évolutifs, grâce au principe de l’« horloge moléculaire », développé par Kimura dans sa théorie neutraliste de l’évolution1. En effet, selon ce principe, bien affiné depuis, l’accumulation des mutations dans une séquence s’effectue à une vitesse proportionnelle au passage du temps, à l’échelle géologique. Nous y reviendrons plus en détails dans le chapitre suivant.
Revenons maintenant à nos chiens : pendant quelques millions d’années, avant l’intervention de l’homme, le polymorphisme génétique s’est accumulé dans les populations sauvages. Comme certains allèles sont désavantageux dans la nature, ils restent rares. Si en plus ils codent pour des phénotypes récessifs* par rapport aux autres, leurs effets peuvent demeurer presque invisibles. Par la suite, durant la domestication, la sélection artificielle a modifié les fréquences alléliques, entraînant la création d’une multitude de petites populations domestiques chez lesquelles des allèles différents ont été sélectionnés. En outre, d’autres mutations ont pu apparaître depuis les débuts de la domestication, ce qui amplifie encore le phénomène.
Pour terminer avec les mutations, il faut savoir que leurs effets, même dans les séquences codantes ou régulatrices, sont très variables. Elles peuvent n’avoir aucun effet. Mais une seule et unique mutation peut aussi avoir un effet très léger, comme une subtile modification de la couleur de quelques poils, ou très lourds, comme la mutation « antennapedia », qui entraîne chez la mouche du vinaigre une transformation des antennes en pattes ! Ce genre de grosse modification peut arriver lorsqu’un gène qui code pour plusieurs caractères dans un même organisme est muté. Les plus spectaculaires sont sans doute, chez les pluricellulaires, les mutations qui touchent les gènes de développement, c’est à dire les gènes qui donnent la structure de l’organisme, la place des organes. Ainsi peuvent apparaître de nouvelles structures, à partir d’organes pré-existants.
Il suffit parfois de quelques minimes différences génétiques pour expliquer d’énormes différences morphologiques entre deux espèces.


1. Motoo Kimura, Théorie neutraliste de l’évolution, Flammarion, 1983.

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