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L'évolution du vivant expliquée à ma boulangère

 
Postface
2008-12-22 / 2009-03-04


L’évolution, dirigée par la sélection, a produit toute la diversité de la vie, y compris notre propre espèce. Ainsi, sachant comment l’évolution fonctionne, nous pouvons expliquer la beauté d’une fleur comme un outil pour attirer les pollinisateurs, ou les taches jaunes d’une salamandre comme des avertissements à l’intention des prédateurs qui pourraient être tentés de manger cet animal toxique. Le fait que la puanteur d’une carcasse en décomposition nous donne la nausée (car elle peut être une source de dangereuses toxines), mais est un parfum suave pour une mouche à viande, dont les larves se nourrissent de chair décomposée. Le travail désintéressé d’une abeille ouvrière stérile pour la colonie comme un moyen d’aider ses frères et sœurs reproducteurs, et le fait que les jeunes reines abeilles nées dans la même ruche se battent sans merci jusqu’à ce qu’une seule reste en vie pour hériter du trône. Le fait que des mâles araignées s’offrent eux-même comme nourriture aux femelles en échange d’un accouplement, tandis que les femelles de certaines mouches et coléoptères permettent à leur progéniture de les dévorer vivantes. Et, ce qui est particulièrement important pour le boulanger, le brasseur de bière et le viticulteur, le fait que la levure a évolué de façon à pratiquer la fermentation du sucre, et produire de l’alcool, comme un moyen d’empoisonner et lutter contre les microbes. Les explications détaillées de tous ces phénomènes sont dérivées de la théorie de l’évolution et vérifiées par des données expérimentales.
Mais est-ce que la curiosité intellectuelle est la seule raison pour laquelle une boulangère devrait s’intéresser à l’évolution ?
L’évolution n’est pas simplement quelque chose qui s’est produit dans le passé et a pris des millions d’années. Au contraire, l’évolution se produit ici et maintenant. De patientes études aux Galapagos montrent que la sélection naturelle favorise les pinsons de Darwin à bec large les années sèches, et ceux à bec à étroit les années humides, ce qui cause la fluctuation de la taille moyenne du bec des oiseaux d’année en année, en synchronie avec les variations du climat (El Niño). Les guppies (petits poissons vivant à Trynidad, populaires chez les aquariophiles), déplacés à des endroits dépourvus de prédateurs, deviennent en quelques générations plus colorés et moins prudents ; ces deux changements sont déterminés génétiquement et sont donc soumis à l’évolution. Des portions de sédiments au fond des lacs préservent des œufs vivants de puces d’eau et les spores de leurs parasites pendant des douzaines d’années. L’étude de ces « capsules temporelles » démontrent la course aux armements évolutive entre les parasites et leurs hôtes : les hôtes évoluent de façon résister à un parasite, tandis que le parasite évolue de façon à passer outre cette résistance, puis l’hôte invente une nouvelle défense, et ainsi de suite. Tous ces changements se déroulent sur une échelle de temps de quelques dizaines d’années, et peuvent donc être observés durant une vie humaine.
De nombreux cas de changements évolutifs se déroulant de nos jours sont provoqués par des changements d’origine humaine dans l’environnement, et ont d’importantes conséquences sur notre bien-être. Parmi les organismes évoluant le plus rapidement, on trouve le virus de la grippe – au niveau de quelques gènes responsables de la virulence, 1% de toutes les bases change tous les 5 ans. Ceci explique pourquoi avoir eu la grippe (ou avoir été vacciné) l’année dernière ne vous protège généralement pas contre le virus de cette année – ce n’est plus exactement le même virus. Ces nouvelles formes de virus évoluent dans les fermes à volailles et cochons des pays en voie de développement, où un grand nombre de ces animaux sont maintenus en forte densité, ce qui créée des conditions environnementales parfaites pour qu’un virus circule et évolue.
Un autre point chaud de l’évolution des pathogène humains sont les hôpitaux. Aux États Unis uniquement, environ 90 000 personnes meurent chaque année d’une infection bactérienne contractée alors qu’elles se trouvaient à l’hôpital pour une autre raison. C’est un chiffre plus élevé que celui du nombre de personnes décédant du SIDA (17000) ou du cancer du sein (40000). À cause d’une fréquente exposition aux antibiotiques, beaucoup de bactéries circulant en hôpital sont devenues résistantes à plusieurs antibiotiques, et sont souvent plus virulentes que les populations des mêmes espèces vivant en dehors des hôpitaux. ll est prévu que les souches des bactéries communes résistantes à de multiples antibiotiques (les « multirésistantes ») seront un problème médical sérieux dans le futur. Depuis la découverte de la pénicilline, à chaque fois qu’un nouvel antibiotique est découvert, des bactéries résistantes apparaissent en quelques années, parfois en deux ans. Jusqu’à présent, nous nous sommes débrouillés pour rester en tête de cette course aux armements en inventant de nouveaux antibiotiques, mais l’écart se resserre. La menace des pathogènes résistants aux antibiotiques est exacerbée par l’usage de certains antibiotiques comme stimulateurs de croissance en agriculture, une pratique maintenant illégale en Europe, mais courante dans de nombreux autres pays.
L’évolution frustre également nos attentes dans le contrôle des ravageurs. L’application massive de pesticides en agriculture aboutit à une forte sélection de la résistance chez les espèces ravageuses, et nombre d’entre elles ont effectivement évolué vers une résistance aux pesticides communs. Les pesticides nuisent souvent à d’autres espèces que les espèces-cibles, et représentent ainsi une menace contre la biodiversité. Paradoxalement, il est souvent plus difficile pour les autres espèces de développer une résistance car la taille de leurs populations tend à être moins importante (et ainsi la chance de voir apparaître une mutation provoquant une résistance est moindre), et leur temps de génération est souvent plus long. Ainsi, les « dommages collatéraux » causés par les pesticides sont susceptibles de se prolonger plus longtemps que leur efficacité contre les espèces-cibles. Par exemple, le DDT a été introduit pour contrôler les moustiques et les insectes ravageurs agricoles à la fin des années 40, et pendant dix ans, de nombreuses espèces de moustiques et d’insectes néfastes aux cultures sont devenues fortement résistantes. Parmi les nombreux effets secondaires de cet insecticide, le DDT a empoisonné les oiseaux de proie, causant la production d’œufs à la coquille trop fragile, ce qui conduisit à une diminution de la reproduction et à une drastique chute d’effectifs. À la différence des moustiques, les oiseaux de proie n’ont jamais montré aucun signe de résistance au DDT, et ont continué à souffrir de l’insecticide longtemps après son interdiction en usage en plein air par la plupart des pays dans les années 70.
L’évolution peut également frustrer nos attentes au niveau de la lutte biologique Quand le virus de la myxomatose fut introduit pour contrôler les lapins en Australie en 1950, il a commencé par tuer pratiquement tous les lapins infectés en quelques jours, ce qui a causé la chute de l’effectif de lapins de 600 millions à « seulement » 100 millions. Mais en conséquence l’efficacité de ce contrôle déclina et la population de lapins se reconstitua (à environ 300 millions en 1991). Ceci est dû en partie à la résistance développée par les lapins contre le virus, mais des études attentives ont montré que le virus a changé également, il a évolué vers moins de virulence. Le virus initial tuait ses hôtes rapidement, souvent avant qu’ils aient la chance de transmettre le virus au lapin suivant. Ainsi, la sélection naturelle sur le virus favorisa-t-elle les formes les moins virulentes, qui permettent au lapin de survivre plus longtemps, et au virus de se transmettre à davantage de lapins. Mais les connaissances des mécanismes évolutifs peuvent aussi être utilisées pour mettre au point de nouvelles stratégies pour le contrôle des ravageurs ou des maladies. Des essais sont en cours pour introduire dans les populations de moustiques un gène qui les rend moins aptes à transmettre la malaria. Pour être sûrs que ce gène se diffuse dans toute la population de moustiques, les chercheurs projettent de tirer parti d’un phénomène nommé « incompatibilité cytoplasmique » (dont la description dépasse l’objectif de ce livre).
L’exploitation des espèces sauvages par l’homme joue aussi sur la sélection naturelle, dont les implications pratiques sont particulièrement visibles au niveau de la pêche. Beaucoup d’espèces de poissons exploitées commercialement évoluent de façon à avoir une vitesse de développement plus lente – les petits poissons ont davantage de chances de s’échapper des filets. Mais les petits poissons ne sont pas seulement moins intéressants d’un point de vue commercial, ils sont aussi moins fertiles, donc ce changement évolutif contribue à la chute des effectifs des populations.
Finalement, les capacités des espèces à s’adapter aux changements environnementaux affectent la façon dont les plantes et les animaux répondent aux modifications environnementales causées par l’espèce humaine. Le corail peut-il s’adapter à une hausse des températures ? Les herbivores locaux vont-ils évoluer de façon à pouvoir consommer, et ainsi contrôler, les plantes invasives introduites ? Comment peut-on maximiser la capacité des espèces menacées, réduites à de petites populations dans des zoos ou des réserves, à développer des défenses contre la courses aux armements avec leurs parasites ?
Ainsi, l’évolution a de nombreuses et importantes conséquences sur nos vies. Comprendre comment l’évolution fonctionne peut aider à imaginer des politiques qui la prennent en compte, comme la prudence dans l’usage des antibiotiques, des programmes de vaccination qui sélectionnent pour une virulence réduite des pathogènes, des schémas de gestion intégrée qui réduisent les chances d’évolution vers la résistance aux pesticides, des politiques de gestion de la pêche des espèces sauvages qui maintiennent la diversité génétique et minimisent les changement évolutifs non souhaités. Le bannissement de l’usage systématique des antibiotiques dans la nourriture animale en agriculture en Europe est un exemple d’une telle politique. Toutes ces politiques sont associées à des coûts, dont certains sont mesurables en terme d’argent, alors que d’autres nécessitent des changements dans notre style de vie et nos habitudes. Bien que ces politiques soient imaginées par des scientifiques, le fait que leurs conseils soient suivis dépend des politiciens et autres décisionnaires. Cependant, dans les démocraties ces décisionnaires sont élus par, et répondent aux votants, vous inclus. Et même pour les gouvernements hautement éclairés, il va être difficile d’introduire ces mesures coûteuses, si elles ne sont pas comprises, et donc pas soutenues, par la population. C’est pourquoi la société toute entière peut profiter de ces connaissances si ses membres, qu’ils soient boulangers ou professeurs, politiciens ou conducteurs de bus, ont une certaine compréhension et appréciation de l’évolution, et de la science en général.
Tadeusz Kawecki, professeur à l’Université de Lausanne.

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